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En tout cas, il avait fait son devoir. Il vit non loin de lui un poste de premier secours et des rangées de tentes en mauvais état ; il vit des femmes portant des brassards et il devina que c’étaient des infirmières. Il vit des hommes casqués et porteurs d’armes. La loi et l’ordre, comprit-il. Grâce à mes efforts, on les rétablit çà et là. Ils me doivent beaucoup, mais naturellement ils ne l’avouent pas. Je serai bon prince, décida-t-il.

Quand il parvint à la première tente, un des hommes armés l’arrêta. Un autre, muni d’une planchette, s’approcha.

— D’où êtes-vous ?

— De Berkeley, répondit-il.

— Nom ?

— Jack Tree.

L’homme en prit note sur une carte fixée à sa planchette, puis la détacha et la lui tendit. Il y avait un numéro dessus et les deux hommes lui expliquèrent qu’il devait la garder précieusement, sans quoi il ne toucherait pas de rations alimentaires. Puis on lui déclara que s’il tentait – ou avait déjà tenté – de se procurer des vivres dans un autre poste de secours, il serait fusillé. Les deux hommes s’en allèrent alors, le plantant là, sa carte numérotée à la main.

Dois-je leur dire que c’est moi qui ait fait tout ceci ? se demandait-il. Que je suis seul responsable et damné pour l’éternité à cause de l’affreux péché que j’ai commis en permettant cela ? Non, décida-t-il, autrement ils me reprendraient la carte et je n’aurais plus de vivres. Or, il avait une faim terrible, terrible !

Puis une des infirmières s’approcha et lui demanda d’une voix indifférente :

— Souffrez-vous de vomissements, d’étourdissements ? Vos selles ont-elles changé de couleur ?

— Non, dit-il.

— Pas de brûlures superficielles qui ne se seraient pas guéries ?

Il fit un signe négatif.

— Allez là-bas et déshabillez-vous, dit-elle en pointant l’index. On va vous épouiller et vous raser le crâne. Vous pourrez aussi vous faire vacciner. Mais pas contre la typhoïde, nous sommes à court de sérum !

Ahuri, il vit un homme muni d’un rasoir électrique alimenté par un groupe électrogène à essence qui tondait les hommes aussi bien que les femmes. Les gens faisaient patiemment la queue. Mesure sanitaire ? se demanda-t-il.

Je croyais bien avoir tout réglé, songeait-il. Ou bien ai-je oublié la maladie ? Oui, c’est évident ! Il se mit en route dans la direction indiquée, sidéré de n’avoir pas tenu compte de tout. Je dois avoir négligé un tas de choses d’importance capitale, se dit-il, en se mettant derrière ceux qui attendaient qu’on leur tonde le crâne.

Dans les ruines du sous-sol en ciment, qui avait été celui d’une maison de Cedar Street, dans les hauteurs de Berkeley, Stuart McConchie avait aperçu quelque chose de gris et gras qui avait sauté d’un caillou fendu pour se cacher derrière un autre. Il ramassa son manche à balai – dont un bout était brisé en une longue pointe – et s’avança en rampant.

L’homme qui était avec lui dans cette cave, un type émacié au teint jaunâtre appelé Ken, qui se mourait d’exposition trop prolongée à la radioactivité, lui dit :

— Tu ne vas pas manger ça !

Bien sûr que si ! rétorqua Stuart en se tortillant dans la poussière amassée sur le sol, car la cave n’était plus fermée, pour aller se placer contre le bloc de béton fendu. Le rat, conscient de sa présence, couinait de peur. Il était sorti des égouts de Berkeley et souhaitait maintenant y rentrer. Mais Stuart était entre lui et l’égout, ou plutôt, se reprit-il mentalement, entre elle et l’égout. C’était sûrement une grosse femelle. Les mâles étaient plus maigres.

Le rat trotta, pris de peur, et Stuart l’embrocha du bout de son bâton. De nouveau la bête couina, un long cri de souffrance. Elle vivait encore au bout du bâton. Elle continuait à se plaindre. Alors, Stuart abaissa le manche à balai contre le sol et lui écrasa la tête sous son pied.

— Tu pourrais au moins le faire cuire, dit le mourant.

— Non, dit Stuart.

Il s’assit et tira de sa poche un couteau pliant qu’il avait trouvé sur un écolier mort et entreprit d’écorcher le rat. Sous les yeux désapprobateurs de l’homme qui se mourait, Stuart mangea le rat crevé, tout cru.

— Je suis surpris que tu ne m’aies pas déjà mangé, dit ensuite l’homme.

— Ce n’est pas pire que de manger des crevettes crues, affirma Stuart.

Il se sentait beaucoup mieux. C’était sa première nourriture depuis plusieurs jours.

— Pourquoi ne vas-tu pas à la recherche d’un de ces postes de secours dont parlait l’hélicoptère qui nous a survolés hier ? demanda l’homme. Il a dit – du moins c’est ce que j’ai cru comprendre – qu’il y en a un près de l’École de Hillside. Ce n’est qu’à quelques rues d’ici. Tu pourrais faire ce trajet.

— Non, dit Stuart.

— Pourquoi pas ?

La réponse – mais il préférait ne pas la donner – c’était simplement qu’il avait peur de s’aventurer hors du sous-sol pour errer dans la rue. Il ne savait trop pourquoi, sauf qu’il y avait parmi les cendres entassées des choses qui remuaient et qu’il ne parvenait pas à identifier. Il croyait que c’étaient des Américains, mais c’étaient peut-être des Chinois ou des Russes. Leurs voix paraissaient étranges et éveillaient des échos, même en plein jour. L’hélicoptère aussi lui inspirait des doutes. C’était peut-être une ruse de l’ennemi pour faire sortir les gens et les abattre. En tout cas, il entendait encore des fusillades dans la partie plate de la ville. Les faibles sons commençaient avant le lever du soleil et se répétaient par intermittence jusqu’à la tombée de la nuit.

— Tu ne pourras pas toujours rester ici, dit Ken. Ce n’est pas raisonnable.

Il gisait enveloppé dans des couvertures qui avaient garni un des lits de l’habitation. Le lit avait été soufflé hors de la maison quand cette dernière s’était désintégrée. Stuart et celui qui mourait l’avaient trouvé dans la cour. Les couvertures bordées avec soin et deux oreillers étaient restés bien en place.

Ce à quoi pensait Stuart, c’était qu’en cinq jours il avait recueilli des milliers de dollars dans les poches de morts qu’il avait découverts parmi les ruines de Cedar Street… dans leurs poches et aussi dans les maisons. D’autres pillards cherchaient de la nourriture et divers objets tels que couteaux et armes à feu. Il s’était senti mal à l’aise en se rendant compte qu’il était le seul à désirer de l’argent. Il avait maintenant l’impression que s’il sortait, s’il parvenait à un poste de secours, il apprendrait la vérité : l’argent était sans valeur. Et si c’était le cas, il était plus qu’idiot d’en avoir tant ramassé. Et quand il arriverait au poste de secours avec une pleine taie d’oreiller de fric tout le monde se paierait sa tête, et à juste titre, parce qu’un idiot de ce calibre le mérite amplement.

De plus, personne d’autre ne paraissait manger des rats. Peut-être y avait-il de meilleurs aliments disponibles et qu’il n’en savait rien ; cela lui ressemblait bien, d’être là à manger ce que tous les autres refusaient. Peut-être larguait-on de l’air des boîtes de conserve de secours. Peut-être que cela se faisait de bonne heure le matin alors qu’il dormait encore et que tout était ramassé avant qu’il en ait rien vu. Il éprouvait depuis plusieurs jours déjà la crainte profonde, croissante, d’avoir manqué quelque chose, une distribution gratuite – peut-être effectuée en plein jour – à tout le monde sauf à lui. Ce serait bien ma veine, se disait-il, sombre et amer, et le rat qu’il venait de dévorer ne lui faisait plus l’effet de l’avoir rassasié, comme l’instant d’avant.