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Caché dans ce sous-sol depuis plusieurs jours, Stuart avait largement eu le temps de réfléchir à son sort et il s’était rendu compte qu’il avait toujours difficilement compris les agissements des autres ; ce n’était qu’au prix des plus grands efforts qu’il avait réussi à se conduire comme eux, à leur ressembler. Et cela n’avait rien à voir avec la couleur de sa peau car il avait eu les mêmes difficultés avec les Noirs qu’avec les Blancs. Ce n’était pas une difficulté à vivre en société au sens habituel, c’était plus profond. Par exemple Ken, cet homme qui mourait, étendu en face de lui, Stuart ne le comprenait pas ; il s’en sentait isolé. Peut-être parce que Ken mourait et pas Stuart ? Peut-être cela dressait-il une barrière ? Il était clair qu’à présent le monde était divisé en deux nouveaux camps : les gens qui s’affaiblissaient d’instant en instant, qui allaient périr, et ceux qui s’en tireraient, comme lui-même. Il n’y avait pas de possibilité de communication entre eux parce que leurs mondes étaient trop différents.

Pourtant, il n’y avait pas que cela entre Ken et lui. Il y avait encore autre chose, ce même et ancien problème dont l’attaque à la bombe n’était pas la cause, ce problème qu’elle avait simplement ramené en surface. Maintenant, l’abîme était plus large ; il était évident que Stuart ne comprenait vraiment pas le sens de la plupart des activités qui s’exerçaient autour de lui… Par exemple il s’était toujours fait du souci au sujet de la visite annuelle au Service des Véhicules à Moteur pour le renouvellement de la carte de circulation de son véhicule. Allongé là dans le sous-sol, il lui paraissait de plus en plus clair que les autres se rendaient au bureau des Véhicules à Moteur, dans Sacramento Street, pour une bonne raison, mais qu’il n’y était lui-même allé que parce qu’ils y allaient. Comme un gosse, il avait suivi le courant. Et maintenant qu’il n’y avait plus personne à suivre, il se sentait seul et par conséquent incapable d’initiative, de décision ; il n’aurait pu dresser un plan au prix de sa vie !

Alors il attendait et, en attendant, il se posait des questions sur l’hélicoptère qui les survolait parfois, sur les formes vagues évoluant dans la rue, et surtout il se demandait s’il était un parfait crétin ou non.

Et d’un coup la mémoire lui revint. Il se rappelait ce qu’avait décrit Hoppy de sa vision, chez Fred. Hoppy l’avait vu, lui, Stuart McConchie, en train de manger des rats, mais dans l’affolement et la frayeur de tout ce qui avait suivi, Stuart l’avait oublié. Voilà donc ce que le phoco avait vu. C’était bien une vision… mais pas du tout celle de l’après-vie !

Le diable emporte ce sale petit monstre, songeait Stuart en se curant les dents avec un bout de fil de fer. Il nous a possédés !

Fantastique ce que les gens sont crédules. Nous l’avons peut-être cru parce qu’il était si anormal… cela semblait plus crédible de la part d’un être comme ça, comme il est… ou était. Il est probablement mort, enterré dans l’atelier de réparation. En tout cas ce sera un bon point à l’actif de cette guerre : elle aura nettoyé tous les monstres. Seulement (se reprit-il aussitôt) elle en a aussi engendré toute une nouvelle gamme. Il y aura des monstres qui se pavaneront pendant un million d’années à venir. Ce sera le paradis de Bluthgeld. Il doit être bien heureux, celui-là, en ce moment, parce que, pour un essai de bombes, c’en était vraiment un !

Ken remua et murmura :

— Est-ce qu’on pourrait te persuader de te traîner de l’autre côté de la rue ? Ce cadavre… Il a peut-être des cigarettes sur lui.

Des cigarettes, je m’en fous, se dit Stuart. Il a sans doute un portefeuille bourré de fric ! Il suivit la direction du regard du mourant et il vit le cadavre, un cadavre de femme, dans les décombres, en face. Son pouls s’accéléra à la vue du sac à main rebondi qu’elle tenait encore.

— Laisse l’argent, Stuart, lui dit Ken d’un ton las. C’est une obsession chez toi, le symbole de Dieu sait quoi.

Alors que Stuart rampait pour quitter l’abri, Ken éleva encore la voix pour lui crier :

— Le symbole de la société opulente. (Il toussa, eut un haut-le-cœur.) Et elle a maintenant disparu, réussit-il à ajouter.

Ça te regarde, ça, se dit Stuart en se traînant dans la rue vers le sac à main. Et, bien sûr, il y trouva une liasse de billets de un et de cinq dollars, et même un billet de vingt. Il y avait aussi une barre de chocolat Sy-Doo, qu’il prit. Mais alors qu’il regagnait la cave, il pensa que le chocolat risquait d’être contaminé, aussi le rejeta-t-il.

— Des cigarettes ? demanda Ken, à son retour.

— Pas une.

Stuart ouvrit la taie d’oreiller enfouie jusqu’à l’ouverture dans la cendre sèche qui avait envahi le sous-sol. Il pressa les billets parmi les autres et renoua le cordon qui fermait ce sac improvisé.

— On fait une partie d’échecs ?

Ken se redressa faiblement et ouvrit la boîte de bois qu’ils avaient trouvée dans les décombres de la maison. Il avait déjà réussi à enseigner à Stuart les rudiments du jeu, que Stuart ignorait avant la guerre.

— Non, fit Stuart.

Il examinait dans le lointain du ciel gris une forme mouvante cylindrique… avion, fusée ?… Mon Dieu, peut-être une bombe ? Pris d’effroi, il voyait l’objet s’abaisser de plus en plus. Il ne se couchait même pas, il ne cherchait pas à se cacher comme la première fois, pendant les premières minutes dont avait dépendu… sa survie.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

L’agonisant étudia le ciel.

— Un ballon.

Stuart refusa de le croire.

— Ce sont les Chinois !

— Non, c’est vraiment un ballon, un petit. Cela s’appelait une saucisse autrefois, je crois. Je n’en avais plus revu depuis mon enfance.

— Est-ce que les Chinois pourraient traverser le Pacifique en ballon ? fit Stuart, imaginant des milliers de petites saucisses grises portant chacune une section de paysans-soldats au type mongol, armés de mitraillettes tchèques et se cramponnant à tous les garde-fous, à tous les étais. C’est bien ce qu’on attendait d’eux depuis toujours. Ils ramènent le monde à leur niveau, deux siècles en arrière. Au lieu de rattraper leur retard sur nous…

Il s’interrompit car il parvenait à présent à lire sur le flanc du ballon : BASE AÉRIENNE DE HAMILTON.

— C’est un des nôtres, dit sèchement le mourant.

— Je me demande où ils ont dégotté ça, fit Stuart.

— Ingénieux, n’est-ce pas ? J’imagine qu’il n’y a plus maintenant ni essence ni pétrole. Les stocks sont à sec. On va voir de drôles de moyens de transport, maintenant. Ou plutôt toi, tu vas en voir.

— Cesse de t’apitoyer sur ton sort, coupa Stuart.

— Je ne m’apitoie ni sur moi ni sur les autres, dit le mourant en disposant avec soin les pièces sur l’échiquier. Joli jeu, constata-t-il. Fait au Mexique, je vois. Et sculpté à la main, pas de doute… mais très fragile !

— Rappelle-moi comment on déplace le fou, demanda Stuart.

Dans les airs, le ballon de la Base aérienne de Hamilton grandissait en dérivant dans leur direction. Les deux hommes étaient penchés sur l’échiquier et ils ne lui accordaient aucune attention. Peut-être les observateurs prenaient-ils des photos ? Ou était-ce une mission stratégique ? Ils pouvaient avoir un walkie-talkie à bord pour communiquer avec les unités de la Sixième Armée, au sud de San Francisco. Qui savait ? Qui s’y intéressait ? Le ballon arriva au-dessus d’eux alors que le mourant avançait de deux cases le pion du roi pour ouvrir la partie.

— Le jeu commence, dit-il. (Puis, à voix basse, il ajouta :) Pour toi, en tout cas, Stuart. Un jeu nouveau, étrange, inconnu, qui t’attend… tu peux même parier dessus tout ton oreiller bourré d’argent !