Stuart grogna car il examinait ses pièces. Il décida de commencer par déplacer le pion d’une tour… et il comprit dès qu’il l’eut fait que c’était idiot.
— Est-ce que je pense le reprendre ? fit-il avec espoir.
— Quand tu touches une pièce, tu dois la bouger, dit Ken en amenant un de ses cavaliers.
— Je ne trouve pas ça juste. Après tout, je débute, protesta Stuart en lançant un mauvais regard à son adversaire dont le visage jaunâtre resta impassible. Bon, fit-il résigné, en avançant cette fois le pion du roi comme l’avait fait Ken. Je vais observer ses mouvements et faire comme lui, décida-t-il. Ce sera mieux de cette manière.
Du ballon, qui était maintenant juste au-dessus de la rue, des feuillets de papier blanc s’éparpillèrent en tous sens et se mirent à descendre. Stuart et l’agonisant s’arrêtèrent de jouer. Un des feuillets tomba près d’eux, dans le sous-sol. Ken tendit la main pour le ramasser. Il le lut et le passa à son compagnon.
— Burlingame ! s’écria Stuart. (C’était un appel aux volontaires lancé par l’armée.) Ils veulent qu’on aille à pattes jusqu’à Burlingame pour se faire enrôler ? Mais c’est à près de cent kilomètres en longeant la Baie ! Ils sont dingues !
— En effet, dit Ken. Ils n’auront pas un chat !
— Bon Dieu ! Je ne pourrais même pas aller jusqu’au poste de secours de LeConte Street, dit Stuart.
Il était furieux et il suivait d’un œil mauvais le ballon qui continuait de dériver. Ce n’est pas moi qu’ils décideront à s’engager, se dit-il. Ils peuvent toujours se l’accrocher !
Ken lisait le verso du prospectus.
— Ils disent que si tu parviens à Burlingame, ils te garantissent l’eau, la nourriture, les cigarettes, les piqûres contre la peste, le traitement des brûlures radioactives. Qu’en dis-tu ? Mais pas de filles !
— Tu t’intéresses encore au sexe ? s’étonna Stuart. Seigneur ! Je n’en ai pas éprouvé la moindre envie depuis la première bombe, c’est comme si mon machin s’était détaché de trouille, comme s’il était tombé par terre tout de suite.
— C’est parce que le centre diencéphalique du cerveau supprime l’instinct sexuel en présence du danger, expliqua Ken. Mais ça te reviendra.
— Non, répliqua Stuart, parce que tout enfant qui naîtrait serait un monstre. Il ne devrait plus y avoir de rapports sexuels… disons durant une dizaine d’années. Il faudrait voter une loi. Je ne peux pas supporter l’idée d’un monde peuplé d’anormaux, parce que j’en ai eu l’expérience personnelle. Il y en avait un qui travaillait avec moi à Modern TV… ou plutôt à l’atelier d’entretien. Un, c’était déjà assez ! Ils devraient pendre ce Bluthgeld par les couilles pour ce qu’il a fait !
— Ce qu’a fait Bluthgeld dans les années 70 n’est rien à côté de ça, dit Ken en montrant les ruines qui les entouraient.
— D’accord, mais c’était le commencement.
Au-dessus d’eux, le ballon dérivait maintenant en sens inverse. Il avait sans doute épuisé sa provision de tracts et il retournait au Terrain de Hamilton, de l’autre côté de la Baie.
Les yeux levés, Stuart grommela :
— Et si tu nous donnais des détails ?…
— Le ballon ne peut pas, dit Ken. Il n’a rien de plus à dire. C’est une créature toute simple. Tu joues ou c’est moi qui m’occupe de tes pièces ? Ça ne serait pas mal pour moi, tu sais ?
Stuart déplaça un fou, avec beaucoup de prudence… et il eut de nouveau l’intuition que c’était une erreur. Il le voyait à l’expression de Ken.
Dans le coin de la cave, entre les cailloux, quelque chose d’agile et d’effrayé sauta pour se mettre à l’abri, puis trotta en pépiant d’inquiétude en les voyant. L’attention de Stuart se détourna de l’échiquier pour se porter sur le rat. Il chercha du regard son manche à balai.
— Joue ! lança Ken, en colère.
— D’accord, d’accord, fit Stuart, mécontent.
Il déplaça un pion au hasard. Il pensait encore au rat.
7
Devant la pharmacie de Point Reyes Station, à 9 heures du matin. Eldon Blaine attendait. Il avait sous le bras un gros porte-documents usé, fermé à l’aide de ficelle. Cependant, à l’intérieur, le pharmacien remuait des chaînes et luttait contre les portes métalliques. Eldon s’impatientait en écoutant ces bruits.
— Une minute ! lança le pharmacien, d’une voix étouffée. (Quand il eut enfin réussi à ouvrir, il s’excusa :) C’était autrefois le panneau arrière d’un camion. Il faut les mains et les pieds pour le faire fonctionner ! Entrez, monsieur.
Il maintenait écartée la haute porte et Eldon voyait l’intérieur sombre de la pharmacie, avec l’ampoule sans lumière qui pendait du plafond par un vieux fil.
— Ce que je voudrais, dit rapidement Eldon, c’est un antibiotique à gamme étendue, comme on en utilise contre les infections respiratoires.
Il prenait l’air détaché, pour cacher l’urgence de ses besoins. Il ne disait pas au pharmacien combien de bourgs il avait visités en Californie du Nord depuis quelques jours, à pied et en auto-stop, pas plus qu’il n’expliquait l’extrême gravité de l’état de sa fille. Cela n’aurait eu d’autre effet que de faire monter les prix, il le savait. Et de toute façon il ne voyait pas grand stock dans la boutique. Sans doute l’homme n’en avait-il plus ?
Tout en l’observant, le pharmacien dit :
— Je ne vois rien entre vos mains. Qu’avez-vous comme monnaie d’échange au cas où j’aurais ce que vous cherchez ?
Il lissa ses cheveux gris clairsemés, d’un geste nerveux. C’était un petit homme d’un certain âge et probablement soupçonnait-il Eldon de toxicomanie. Comme il soupçonnait sans doute tout le monde.
— Là d’où je viens, on m’appelle l’homme aux lunettes, répondit Eldon.
Il ouvrit son porte-documents et découvrit au pharmacien les rangées de verres intacts et presque intacts, de montures et de lunettes montées, pillés dans toute la Zone de la Baie, surtout dans les grands dépôts proches d’Oakland.
— Je suis en mesure de corriger presque tous les défauts de la vue, poursuivit-il. J’ai ici un bel assortiment. Êtes-vous, presbyte, myope, astigmate ? Je vous arrange ça en dix minutes, rien qu’en essayant un verre ou deux.
— Presbyte, répondit le pharmacien, mais je ne crois pas avoir ce que vous désirez.
Il contemplait avec envie les rangées de verres.
Eldon se mit en colère :
— Pourquoi ne le disiez-vous pas tout de suite, que je puisse m’en aller ? Il faut que j’arrive aujourd’hui à Petaluma où il y a des tas de drugstores… Il suffirait que je trouve un camion de foin qui aille dans cette direction.
— Vous ne pouvez pas me donner deux verres en échange de quelque chose d’autre ? demanda le pharmacien d’un ton plaintif, en le suivant. J’ai un remède de haute valeur pour le cœur, du gluconate de quinidine. On vous donnerait n’importe quoi en échange. Je suis absolument le seul à en avoir dans le comté de Marin.
— Y a-t-il un médecin dans le coin ? s’informa Eldon, s’immobilisant au bord de la route envahie de mauvaises herbes et bordée de boutiques et d’habitations.
— Oui, fit le pharmacien avec une certaine fierté. Le Dr Stockstill. Il est ici depuis plusieurs années mais il n’a pas de produits. Je suis le seul…
Serviette sous le bras, Eldon Blaine avançait sur la route départementale, écoutant avec espoir les pétarades d’un véhicule à gazogène, dans le calme matinal de la campagne californienne. Mais le bruit diminuait. Le camion allait, hélas, dans l’autre direction.