Cette région, située juste au nord de San Francisco, avait appartenu autrefois à quelques riches éleveurs. Des vaches paissaient dans ces prairies, mais elles avaient à présent disparu, de même que les taureaux et les moutons. Comme chacun le savait, un arpent de terre était plus rentable, planté en céréales ou en légumes. Autour de lui, il voyait des rangs serrés de maïs, un hybride à maturation rapide et, entre ces rangs, de grandes plantes velues qui produisaient d’étranges potirons jaunes, comme des boules de bowling. C’était une variété orientale qu’on pouvait manger intégralement, écorce, pulpe et graines. En un temps on la dédaignait dans les vallées californiennes… mais les temps avaient changé.
Devant lui, un petit groupe d’enfants traversa en courant la route peu fréquentée pour se rendre à l’école. Eldon Blaine voyait leurs livres abîmés, leurs gamelles pour le déjeuner, il entendait leurs voix et songeait combien c’était apaisant de voir d’autres enfants, bien portants et actifs, contrairement à sa propre fille. Si Gwen mourait, d’autres la remplaceraient. Il le reconnaissait sans émotion. On apprenait. Il le fallait.
L’école était un peu à l’écart sur la droite, dans le creux entre deux hauteurs. Elle occupait ce qui restait d’un bâtiment moderne à un seul étage, sans doute construit juste avant la guerre par une municipalité ambitieuse et dévouée qui s’était endettée pour dix ans sans se douter que ses membres ne vivraient pas assez pour s’acquitter. Ainsi les édiles avaient-ils obtenu sans le chercher leur école primaire pour rien.
Les fenêtres le mirent en joie. Récupérées dans les vieilles maisons campagnardes de tous les modèles, elles étaient ou minuscules ou immenses, avec des planches trop décorées pour les tenir en place. Bien sûr, les croisées d’origine avaient été tout de suite soufflées. Le verre, songea-t-il. Si rare maintenant… si on possédait du verre sous une forme quelconque, on était riche. Et il serra plus fort sa serviette en allongeant le pas.
Plusieurs des enfants, à la vue d’un inconnu, s’arrêtèrent pour le dévisager avec une inquiétude doublée de curiosité. Il leur sourit en se demandant ce qu’ils pouvaient bien étudier, et avec quels maîtres. Quelque très vieille dame, arrachée à la retraite pour se retrouver derrière une chaire ? Un habitant du secteur nanti d’un diplôme universitaire ? Ou, plus vraisemblablement, quelques mères de bonne volonté avec les précieux bouquins de la bibliothèque locale.
Derrière lui, une voix appelait. C’était une femme. En se retournant, il perçut le grincement d’une bicyclette.
— C’est vous, l’homme aux lunettes ? cria-t-elle, sévère et pourtant séduisante avec ses cheveux noirs, malgré son pantalon et sa chemise de coton masculine.
(Elle pédalait à sa poursuite, cahotant au gré des ornières.) Attendez-moi, je vous prie ! Je bavardais justement avec notre pharmacien Fred Quinn il y a un moment et il m’a dit que vous veniez de passer. (Elle parvint jusqu’à lui et descendit de sa machine en haletant.) Nous n’avons pas vu le marchand de lunettes depuis des mois. Pourquoi ne venez-vous pas plus souvent ?
— Je ne suis pas ici pour vendre, répondit Eldon Blaine. Je cherche à me procurer des antibiotiques. (Il était irrité.) Il faut que j’aille à Petaluma.
Il se rendit alors compte qu’il regardait la bicyclette avec envie. Il sentait que cela se lisait sur son visage.
— Nous pouvons les obtenir pour vous, dit la femme. (Elle était plus âgée qu’il ne l’avait d’abord cru ; elle avait des rides, la peau un peu tachée et il devina qu’elle approchait de la quarantaine.) Je fais partie du Comité de Planning de West Marin. Je suis sûre que nous dénicherons ce qu’il vous faut, si vous consentez à revenir avec moi et à attendre. Accordez-nous deux heures. Nous avons besoin de plusieurs paires… Je ne vous laisse pas repartir. (La voix était ferme et absolument pas enjôleuse.)
— Ne seriez-vous pas Mrs Raub ? demanda-t-il.
— Si. Vous me reconnaissez ? Comment cela ?
— Je suis de la région de Bolinas. Nous sommes au courant de vos activités ici. J’aimerais que nous ayons une personne comme vous à notre Comité.
Il avait eu un peu peur d’elle. Mrs Raub finissait toujours par avoir raison, disait-on. Elle et Larry Raub avaient réorganisé West Marin après le Refroidissement. Avant, dans les temps anciens, elle n’était pas grand-chose et c’était le Cataclysme qui lui avait fourni – comme à nombre d’autres gens – l’occasion de montrer de quoi elle était capable.
Tandis qu’ils cheminaient côte à côte dans l’autre sens, elle s’enquit :
— Pour qui, les antibiotiques ? Pas pour vous ? Vous me semblez en parfaite santé.
— Ma petite fille est en train de mourir.
Elle ne se perdit pas en expressions de sympathie. Il n’y avait plus assez de mots pour cela dans le monde ! Elle fit seulement un signe de tête. Puis elle demanda :
— Hépatite infectieuse ? Comment êtes-vous approvisionnés en eau ? Avez-vous un système javellisant ?
— Cela ressemble plutôt à une infection de la gorge.
— Nous avons appris hier soir par le satellite que quelques usines pharmaceutiques allemandes fonctionnent de nouveau ; par conséquent, avec de la chance, nous reverrons des produits médicaux allemands sur le marché, au moins sur la côte Est.
— Vous prenez le satellite ? (Il était tout excité.) Notre radio est en panne et notre dépanneur est quelque part du côté de San Francisco-Sud pour récupérer des pièces de réfrigérateurs. On ne le reverra sans doute pas d’un mois. Dites-moi, que lit-il, maintenant ? La dernière fois que nous l’avons entendu… cela fait un sacré bout de temps… c’étaient Les Provinciales de Pascal.
— Dangerfield lit à présent Servitude Humaine.
— C’est là-dedans que le type ne peut pas se débarrasser de la fille qu’il a rencontrée ? fit Eldon. Je crois m’en souvenir, quand il l’a lu la première fois, il y a plusieurs années. Elle revenait tout le temps se mêler à sa vie. Elle n’a pas fini par la lui gâcher complètement ?
— Je n’en sais rien. Nous n’avons pas entendu la première lecture.
— Ce Dangerfield est vraiment un bon disc jockey, affirma Eldon, le meilleur à ma connaissance – même avant le Cataclysme. On ne le manque jamais. En général, on est plus de deux cents tous les soirs, à la caserne des pompiers, pour écouter. Je pense qu’un d’entre nous pourrait arranger cette fichue radio, mais notre Comité a décidé que non, qu’il fallait attendre le retour du dépanneur. Si jamais il revient… celui d’avant a déjà disparu pendant une expédition de récupération.
Mrs Raub sauta sur l’occasion :
— Maintenant, votre communauté comprendra peut-être la nécessité des stocks de remplacement, que j’ai toujours préconisés comme indispensables.
— Pourrions-nous envoyer un représentant qui écouterait avec votre groupe et nous rendrait compte ?
— Naturellement, mais…
— Ce ne serait pas la même chose, acheva-t-il pour elle. Ce n’est pas…
Il fit un geste. Qu’est-ce qu’avait donc de spécial ce Dangerfield, qui les survolait tous les jours dans son satellite ? Eh bien, il était leur liaison avec le monde… Dangerfield regardait en bas et voyait tout, la reconstruction, les changements bons et mauvais. Il écoutait toutes les émissions, les enregistrait, les classait et les rediffusait, si bien qu’ils étaient unis par son intermédiaire.
Dans son esprit, la voix bien connue que sa communauté n’entendait plus depuis si longtemps… il pouvait encore l’évoquer, percevoir le rire bas et fourni, le ton sérieux, l’intimité, et jamais rien de truqué. Pas de slogans, pas de remontrances patriotiques, aucun de ces discours qui les avaient conduits où ils étaient à présent.