Du moins avait-il réussi à ramener la fréquence d’émission du satellite dans une bande que les gens d’en bas pouvaient recevoir sur une radio courante en modulation d’amplitude. C’était sa grande réussite. Rien que cela avait fait de lui ce qu’il était.
La lecture de Maugham cessa, puis recommença automatiquement depuis le début à l’intention du nouveau secteur de terre que survolait le satellite. Walt Dangerfield ne se dérangea pas et continua de consulter les microfilms médicaux. Je pense que ce sont seulement des contractions du pylore, décida-t-il. Si j’avais des barbituriques… Mais il n’y en avait plus depuis des années. Sa femme les avait entièrement absorbés durant sa dernière crise de dépression… et elle s’était suicidée malgré les barbituriques. Ç’avait été le silence soudain de la station spatiale soviétique qui, assez étrangement, l’avait déprimée. Jusque-là, elle avait cru qu’on réussirait à les atteindre et à les ramener en sûreté à la surface. Les Russes étaient morts de faim – tous les dix – mais personne ne l’avait prévu car ils avaient débité en conscience leurs données scientifiques jusqu’aux heures ultimes.
— La, la, la, murmurait Dangerfield en lisant les informations relatives à la valve du pylore et à ses spasmes. Si vous éprouvez des douleurs, murmura-t-il, après avoir trop bien mangé, prenez ces petites pilules qui vous soulagent de quatre façons différentes… (Il coupa le déroulement de la bande en cours et activa son micro.) Chers auditeurs… Vous rappelez-vous la publicité d’antan ? demanda-t-il au monde enténébré. Avant la guerre… Voyons… Comment était-ce ? Ah ! Fabriquez-vous toujours davantage de bombes H, mais y prenez-vous moins de plaisir ? (Il émit un rire.) La guerre nucléaire vous déprime-t-elle ? Allô, New York, m’entendez-vous ? Je veux que vous tous, à portée de ma voix, les soixante-cinq que vous êtes, vous frottiez une allumette pour que je sache que vous êtes bien là.
Un signal puissant vibra dans son casque.
— Dangerfield, ici le Commandant du Port de New York. Pouvez-vous nous donner une idée de la météo ?
— Oh ! répondit Dangerfield, nous avons du beau temps en perspective. Vous pouvez prendre la mer sur vos petits bateaux pour pêcher vos petits poissons radioactifs. Aucun danger.
Une autre voix, plus faible, lui parvint.
— Mr Dangerfield, voudriez-vous s’il vous plaît nous jouer quelques airs d’opéra ? Nous aimerions particulièrement Que cette main est froide, de La Bohème.
— Du diable ! Je pourrais vous le chanter moi-même ! dit-il, prenant néanmoins la bobine voulue tout en fredonnant l’air dans le micro.
Rentré à Bolinas, au soir, Eldon Blaine administra une première dose d’antibiotique à son enfant puis attira sa femme à l’écart.
— Écoute, ils ont un dépanneur de première, à West Marin, et ils en ont gardé le secret, à peine à trente kilomètres de nous ! Je pense que nous devrions envoyer une délégation pour l’enlever et le ramener ici. (Il ajouta :) C’est un phoco. Et je voudrais que tu voies la phocomobile qu’il s’est fabriquée ! Aucun des dépanneurs que nous avons eus n’aurait fait quelque chose de moitié aussi bien. (Il remit sa veste de laine pour gagner la porte de la chambre.) Je vais demander au Comité de mettre ma proposition aux voix.
— Mais notre ordonnance contre les anormaux ! protesta Patricia. Et c’est Mrs Wallace la présidente, ce mois-ci. Tu connais ses idées : jamais elle ne permettra que d’autres phocos viennent s’installer ici. On en a déjà quatre et elle passe tout son temps à s’en plaindre.
— Cette ordonnance ne vise que les normaux risquant de tomber à la charge de la communauté, rétorqua Eldon. Je le sais, j’ai participé à sa rédaction. Mais Hoppy Harrington n’est pas une charge. C’est un placement sûr. L’ordonnance ne le vise en rien. Et je suis prêt à tenir tête à Mrs Wallace. J’obtiendrai l’autorisation officielle. J’ai déjà imaginé comment nous procéderons à l’enlèvement. Nous sommes invités à aller dans leur région pour écouter le satellite, ce que nous ferons. Nous irons donc, mais pas seulement pour écouter Dangerfield. Pendant que leur attention sera fixée sur la radio, nous capturerons Hoppy. Nous mettrons sa phocomobile hors d’usage et nous le ramènerons ici. Et ils ne sauront jamais rien. Ni vu ni connu. D’ailleurs, notre force de police nous protégera.
— Moi, j’ai peur des phocos, dit Patricia. Ils ont des pouvoirs spéciaux, surnaturels, tout le monde le sait. C’est sans doute en recourant à la magie qu’il a bâti son véhicule.
Eldon Blaine eut un rire moqueur et reprit :
— Tant mieux ! C’est peut-être ce qu’il nous faut dans la communauté, de la sorcellerie et un dépanneur-magicien ! Je suis pour !
— Je vais près de Gwen, fit Patricia en se tournant vers la partie de la pièce – isolée par un paravent – où la fillette gisait sur sa couchette. Je ne veux pas être mêlée à tout cela. Je trouve que c’est affreux, ce que tu fais.
Eldon Blaine sortit dans la nuit sombre. Il s’engagea sur le chemin qui menait chez les Wallace.
Tandis que les citoyens de West Marin entraient un à un à Foresters’ Hall pour s’asseoir, June Raub réglait le condensateur variable de la radio de voiture en douze volts. Elle remarqua que cette fois encore Hoppy Harrington n’était pas venu écouter le satellite. Qu’avait-il dit ? « Je n’aime pas écouter les malades. » Curieuse chose à dire, songeait-elle, surtout de sa part. Le haut-parleur émettait de la friture ; puis il y eut quelques aigus émanant du satellite. Dans quelques minutes, la réception serait claire… à moins que les accumulateurs à acide décident une fois encore de les lâcher, comme l’autre jour, pendant un court instant.
Les gens assis en rangées écoutaient déjà attentivement quand les premières paroles de Dangerfield tranchèrent sur les parasites.
— … on dit que le typhus exanthématique a fait son apparition de Washington à la frontière canadienne, disait Dangerfield. Alors n’allez pas par là, mes amis. Si ce compte rendu est exact, c’est très alarmant. Par ailleurs, une nouvelle plus réconfortante nous vient de Portland en Oregon. Deux navires y sont arrivés, en provenance de l’Orient. Bonne nouvelle, n’est-ce pas ? Deux grands cargos, bourrés d’articles manufacturés dans les petites usines de Chine et du Japon, selon ce que j’ai entendu.
L’assemblée attentive s’agita, très intéressée.
— Et voici un tuyau pour les ménagères, fourni par un conseiller alimentaire de Hawaii, reprit Dangerfield, mais sa voix s’éteignit et une fois encore il n’y eut plus que de la friture. June Raub augmenta le volume, sans résultat. Tous les visages manifestaient clairement le désappointement.
Si Hoppy était ici, songeait-elle, il réglerait l’appareil tellement mieux que moi ! Inquiète, elle se tourna pour chercher l’appui de son mari.
— Mauvaises conditions atmosphériques, dit-il, du premier rang où il avait pris place. Il faut être un peu patient.
Mais plusieurs personnes regardaient déjà June avec hostilité, comme si c’était sa faute que le satellite se fût tu. Elle fit un geste d’impuissance.
La porte s’ouvrit, livrant passage à trois hommes qui s’avancèrent gauchement. Deux d’entre eux lui étaient inconnus, mais le troisième était l’homme aux lunettes. Mal à l’aise, ils cherchaient du regard où s’asseoir tandis que tous les gens présents s’étaient retournés pour les observer.