Il examina le nouveau.
— Cela me paraît tout à fait régulier et légal, dit Mr Barnes. Précisément ce que j’apprécie ! Et… (Il leur sourit.) Je vous ferai partager mes connaissances en matière de champignons. Je ne les garderai pas pour moi comme feu Mr Austurias.
Ils acquiescèrent tous ; cela leur plaisait. L’atmosphère de la pièce se détendit, des murmures s’élevèrent. On alluma une cigarette – une des Gold Label Special d’Andrew Gill – dont le riche arôme se répandit dans la salle, les réjouissant et les inclinant à la bienveillance entre eux comme envers le nouvel instituteur.
En voyant la cigarette, Mr Barnes eut une expression étrange. Ce fut d’une voix rauque qu’il demanda :
— Vous avez du tabac ici ? Au bout de sept ans ?
Il n’y croyait visiblement pas.
Avec un sourire amusé, Mrs Tallman lui répondit :
— Nous n’avons pas de tabac, d’ailleurs personne n’en a. Mais nous avons un expert en tabac. Il nous fabrique ces Gold Label Special à partir d’herbes et de légumes vieillis dont la nature reste, à juste titre, son secret personnel.
— Combien coûtent-elles ? s’enquit Barnes.
— En monnaie-papier de l’État de Californie, dit Orion Stroud, environ cent dollars la pièce. En monnaie d’argent d’avant-guerre, cinq cents chacune.
— J’ai une pièce de cinq cents, dit Barnes en fouillant d’une main tremblante dans la poche de sa veste.
Il tripota un instant, puis tira la pièce qu’il tendit au fumeur, George Keller, confortablement renversé dans son fauteuil, les jambes croisées.
— Désolé, mais je ne tiens pas à en vendre, dit George. Vous feriez mieux de vous adresser directement à Mr Gill. Vous le trouverez dans la journée à sa boutique. C’est ici, à Point Reyes Station, mais il lui arrive bien sûr de faire des tournées. Il a un minibus Volkswagen à traction hippomobile !
— J’en prends bonne note, dit Barnes en remettant la pièce dans sa poche, avec le plus grand soin.
— Avez-vous l’intention d’embarquer sur le ferry ? s’enquit le préposé de Portland. Sinon, j’aimerais bien que vous déplaciez votre véhicule, parce qu’il obstrue le passage.
— D’accord, fit Stuart McConchie.
Il remonta dans sa voiture et frappa légèrement, du flot de rênes, son cheval, Édouard Prince de Galles, qui se mit à tirer. La Pontiac 1975 privée de moteur franchit la barrière pour s’engager sur le quai.
Des deux côtés s’étalaient les flots bleus de la Baie et Stuart observa à travers le pare-brise une mouette qui piquait pour cueillir quelque chose de comestible entre les piliers. Il y avait aussi des cannes à pêche, des hommes qui se procuraient leur repas du soir. Plusieurs d’entre eux portaient des restes d’uniformes de l’armée. Des anciens combattants qui vivaient peut-être sous le quai, parmi les pilotis. Stuart avança.
Si seulement il avait eu les moyens de téléphoner à San Francisco. Mais le câble sous-marin était de nouveau coupé et les lignes devaient contourner la péninsule en passant par San Jose et une fois la communication établie avec San Francisco, il lui en coûterait cinq dollars en monnaie d’argent. Hors de question, sauf pour les très riches, bien entendu. Il lui fallait attendre deux heures le départ du ferry… mais supporterait-il une aussi longue attente ?
Il s’occupait de quelque chose d’important.
Il avait entendu des rumeurs selon lesquelles un énorme engin téléguidé soviétique avait été découvert, un qui n’avait pas explosé. Il était enfoncé dans le sol près de Belmont et avait été découvert par un paysan qui labourait. Ce dernier revendait l’engin en pièces détachées. On en comptait déjà des milliers rien que pour le système de guidage. Le paysan exigeait un cent par pièce au choix du client. Et Stuart avait besoin de beaucoup de pièces pour ce qu’il faisait. Comme des tas d’autres gens, malheureusement. Alors les premiers arrivés étaient les premiers servis. Faute de traverser bientôt la Baie jusqu’à Belmont, il serait trop tard. Il ne resterait plus une seule pièce d’électronique pour lui.
Il vendait de petits pièges électroniques (qu’un autre homme fabriquait). Les animaux nuisibles avaient subi des mutations et ils étaient maintenant en mesure d’éviter ou de désamorcer les pièges habituels, si compliqués qu’ils fussent. Les chats, notamment, étaient devenus différents et Mr Hardy avait construit un piège à chats, de qualité supérieure, encore plus efficace que ses pièges à rats et à chiens.
Certains soutenaient l’hypothèse qu’au cours des années d’après-guerre les chats avaient acquis un langage. La nuit, les gens les entendaient miauler entre eux dans le noir, par successions de sons rauques qui ne ressemblaient en rien aux bruits qu’ils faisaient avant. Et les chats s’unissaient par petites bandes pour – c’était une certitude – recueillir de la nourriture en prévision des temps à venir. C’étaient ces réserves d’aliments soigneusement emmagasinés et astucieusement cachés qui avaient d’abord alerté les populations, beaucoup plus que les nouveaux sons. Mais de toute façon les chats étaient dangereux, de même que les rats et les chiens. Ils tuaient et dévoraient de petits enfants chaque fois qu’ils en avaient envie… du moins à ce que l’on racontait. Naturellement, chaque fois que cela était possible, on attrapait aussi toutes ces bêtes et on les mangeait. Les chiens en particulier était jugés délicieux, une fois farcis de riz. Le petit hebdomadaire La Tribune de Berkeley donnait des recettes de soupe de chien, de pot-au-feu de chien, et même de pâté de chien.
L’évocation du pâté de chien rappela à Stuart que son estomac criait famine. Il lui semblait qu’il n’avait jamais cessé d’avoir faim depuis la première bombe. Son dernier repas digne de ce nom avait été son déjeuner chez Fred, le jour où il avait eu droit au numéro truqué de voyance du phoco. Et qu’était-il donc devenu, le petit phoco ? se demanda-t-il soudain. Il n’y avait plus songé depuis des années.
Bien sûr, à présent, on en rencontrait beaucoup, des phocomèles, et presque tous sur leurs phocomobiles, exactement comme Hoppy autrefois, installés en plein milieu de leur petit univers, comme des dieux sans bras ni jambes. Leur vue répugnait toujours à Stuart, mais il y avait maintenant tant de spectacles répugnants… Ce n’en était qu’un parmi tant d’autres. Ce qui le choquait le plus, concluait-il, c’était la vue de symbiotes déambulant dans les rues, plusieurs personnes fondues ensemble par un point quelconque de leur anatomie et partageant leurs organes. C’était une sorte de perfectionnement à la Bluthgeld des antiques frères ou sœurs siamois… mais à présent cela ne se bornait plus à deux individus. Il en avait vu jusqu’à six ainsi unis. Et ces fusions étaient effectuées non pas dans la matrice, mais peu après. Cela sauvait la vie des êtres imparfaits, de ceux qui naissaient dépourvus de certains organes essentiels et auxquels il fallait une liaison symbiotique pour survivre. Maintenant, un même pancréas servait à plusieurs personnes… Triomphe de la biologie ! Mais, de l’avis de Stuart, on aurait dû tout simplement laisser mourir les incomplets.
À la surface de la Baie, sur sa droite, un ancien combattant amputé des deux jambes se propulsait sur un radeau en direction de ce qui était sûrement une épave de navire. On voyait de nombreuses lignes sur la coque ; elles appartenaient au vétéran qui allait les inspecter. En suivant des yeux le radeau, Stuart se demandait s’il serait assez solide pour le conduire sur la rive de San Francisco. Stuart était en mesure d’offrir à l’homme un demi-dollar pour l’aller simple. Pourquoi pas ? Il descendit de son véhicule et s’avança jusqu’au bord de l’eau.