— Hé ! hurla-t-il. Venez voir !
Il prit dans sa poche un cent qu’il jeta sur le quai. Le vétéran vit la pièce et l’entendit. Il fit immédiatement demi-tour et revint en ramant à toute vitesse, le visage ruisselant de transpiration. Il sourit à Stuart et mit la main à l’oreille.
— C’est pour du poisson ? cria-t-il. Je n’en ai pas encore attrapé un aujourd’hui, mais peut-être plus tard ? Ou un petit requin ferait-il votre affaire ? Garanti sans danger.
Il montra le vieux compteur Geiger noué à sa taille par une corde… de peur qu’il tombe à la mer ou qu’on le lui vole, pensa Stuart.
— Non, répondit-il en s’accroupissant au bord du quai. Je veux aller à San Francisco. Je vous paie 25 cents pour l’aller.
— Mais cela me forcerait à abandonner mes lignes, protesta le vétéran dont le sourire s’effaça. Il faut que je les ramasse toutes, autrement on me les barbotera pendant mon absence.
— Trente-cinq cents, offrit Stuart.
Ils se mirent finalement d’accord pour quarante cents. Stuart entrava au cadenas les jambes d’Édouard Prince de Galles pour qu’on ne le lui vole pas, et se trouva bientôt à danser sur les eaux, à bord du radeau que le vétéran dirigeait sur San Francisco.
— Dans quelle partie travaillez-vous ? lui demanda l’ancien combattant. Vous n’êtes pas percepteur, non ? (Il l’examinait calmement.) Écoutez, l’ami, reprit-il. J’avais un rat familier qui vivait sous les pilotis avec moi. Il était malin. Il jouait de la flûte. Je ne vous raconte pas de blagues. C’est la vérité. Je lui avais fabriqué une petite flûte en bois, et il en jouait avec le nez ! C’était une flûte nasale asiatique comme ils en ont aux Indes. Eh bien, l’autre jour il s’est fait écraser. J’ai tout vu. Je n’ai pas pu le rattraper ni rien. Il a traversé le quai pour ramasser quelque chose, peut-être un bout de tissu… il avait un lit que je lui avais fait mais il a – ou plutôt il avait – toujours froid parce que cette espèce, pendant la mutation, a perdu tout son pelage.
— J’en ai vu de cette espèce, dit Stuart, qui songeait que ces rats bruns sans poils évitaient même les pièges électroniques de Mr Hardy. En fait, je crois ce que vous me racontez, reprit-il. Je connais assez bien les rats. Mais ce n’est rien par comparaison avec ces chats rayés gris et brun. Je parie qu’il a fallu que vous lui façonniez sa flûte… Il en était lui-même incapable.
— Exact, mais c’était un artiste. Dommage que vous ne l’ayez pas entendu jouer. Cela attirait toute une foule, le soir, quand j’avais fini de pêcher. J’ai essayé de lui enseigner le Chaconne en ré de Bach.
— Une fois, j’ai attrapé un de ces chats, reprit Stuart. Je l’ai gardé un mois, puis il s’est échappé. Il faisait de petits objets pointus avec les couvercles de boîtes en fer. Il les courbait je ne sais trop comment. Je ne l’ai jamais vu à l’œuvre, mais je vous assure que c’étaient des trucs rudement dangereux.
Tout en ramant, le vétéran s’enquit :
— Comment cela se passe-t-il de nos jours au sud de San Francisco ? Je ne peux pas me balader sur terre. (Il montra la partie inférieure de son corps.) Je reste sur le radeau. Il y a une petite trappe pour faire mes besoins. Il faudrait que je trouve un phoco mort quelque part pour prendre son chariot. On appelle ça des phocomobiles.
— J’ai connu le premier phoco, avant la guerre, dit Stuart. Il était intelligent. Il réparait n’importe quoi. (Il alluma une cigarette en imitation tabac, et le vétéran ouvrit la bouche d’envie.)
— Au sud de San Francisco, comme vous le savez, c’est tout plat. Alors le pays a été durement touché, plus rien que des terres à cultiver maintenant. Personne n’y a jamais rien reconstruit et comme c’étaient surtout des maisons sur de petits lotissements, il n’y a même pas de bons sous-sols, ou très peu. Ils y cultivent des pois, du maïs et des haricots. Ce que je vais voir, moi, c’est une grande fusée qu’un cultivateur vient de trouver. J’ai besoin de relais et de lampes, ainsi que d’autres pièces d’électronique pour les pièges de Mr Hardy. (Il marqua un temps.) Vous devriez avoir un piège Hardy.
— Pourquoi ? Je vis de poisson, et pourquoi voudriez-vous que je déteste les rats ? Je les aime bien, au contraire.
— Je les aime bien aussi, mais il faut avoir le sens pratique, penser à l’avenir. Un jour l’Amérique risque d’être envahie par les rats si nous ne sommes pas vigilants. C’est un devoir envers le pays d’attraper et de tuer les rats, surtout les plus intelligents qui deviendraient leurs chefs naturels.
Le vétéran lui lança un regard noir :
— Boniments de commis voyageur, voilà tout !
— Je parle franchement.
— C’est tout juste ce qui me débecte chez les représentants : ils finissent par croire à leurs propres bobards. Vous savez bien que le mieux que puissent faire les rats, même après un million d’années d’évolution, c’est de devenir des serviteurs utiles pour les humains. Ils pourraient peut-être porter les messages et effectuer de petits travaux. Mais pour être dangereux… (Il secoua la tête.) Combien coûtent vos pièges ?
— Dix dollars en argent. On n’accepte pas la monnaie-papier. Mr Hardy est un vieil homme, et vous savez bien comment sont les vieux. Le papier-monnaie, pour eux, ce n’est pas de l’argent, ajouta Stuart en riant.
— Laissez-moi vous raconter l’histoire d’un rat que j’ai vu une fois accomplir un acte d’héroïsme, commença le vétéran, mais Stuart le coupa.
— J’ai mes opinions. Inutile d’en discuter.
Ils restèrent silencieux tous les deux. Stuart admirait la Baie dans tous les sens. L’ancien combattant ramait. La journée était belle et tandis qu’ils se balançaient en direction de San Francisco, Stuart songeait aux pièces d’électronique qu’il rapporterait peut-être à Mr Hardy, dans l’usine de San Pablo Avenue, près des ruines de ce qu’était autrefois la partie ouest de l’université de Californie.
— Qu’est-ce que c’est que cette cigarette ? demanda bientôt le vétéran.
— Ça !
Stuart examina son mégot qu’il était sur le point d’éteindre pour le mettre dans la boîte métallique qui ne le quittait pas. La boîte était pleine de mégots qui redeviendraient des cigarettes entières par les soins de Tom Frandi, le spécialiste local, à South Berkeley.
— Celle-ci est importée, dit-il. Du comté de Marin.
C’est une Gold Label Special fabriquée par… (Il s’interrompit pour donner du poids à ce qu’il disait.) Je pense que ce n’est pas la peine de vous le dire… ?
— Par Andrew Gill ! devina le vétéran. Dites, j’aimerais vous en acheter une entière. Je vous en offre dix cents.
— Elles en valent quinze la pièce. Il faut qu’elles fassent le tour par Black Point et Sear Point, puis par la Route de Lucas Valley, au-delà de Nicasio.
— J’en ai fumé une, de ces spéciales d’Andrew Gill, reprit l’ancien combattant. Elle était tombée de la poche d’un type qui descendait du ferry. Je l’ai repêchée dans l’eau et je l’ai séchée.
Tout à coup, Stuart lui tendit le mégot.
— Non ? Pour moi ? fit le vétéran sans le regarder.
Il se mit à ramer plus vite, remuant les lèvres et clignant les paupières.
— J’en ai d’autres, dit Stuart.
— Et je vais vous dire ce que vous avez en plus, monsieur ! Vous êtes vraiment humain, monsieur, et ça, c’est rare de nos jours. Très rare.