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— Hoppy ! Les phocos, il y en a treize à la douzaine. On en voit partout maintenant.

— Pourtant c’est ici que vous avez pris un emploi, observa Bonny, en l’examinant.

— Je vous l’ai expliqué. J’ai eu des difficultés d’ordre politique avec des tyranneaux locaux qui se prennent pour les rois de leurs minuscules domaines.

Bonny reprit pensivement :

— Mr Austurias s’intéressait aussi aux affaires politiques. Et à la psychologie, tout comme vous. (Elle continuait à le scruter tout en marchant :) Il n’était pas attirant, alors que vous l’êtes. Il avait une petite tête ronde comme une pomme. Ses jambes flageolaient quand il courait. Il aurait dû s’abstenir de courir. (Elle ne riait plus.) Il cuisinait de remarquables ragoûts de champignons, coprins chevelus et girolles… Il les connaissait tous. M’inviterez-vous à un dîner de champignons ? Cela fait trop longtemps… Nous avons bien cherché à en ramasser nous-mêmes, mais comme vous l’a dit Mrs Tallman, cela ne nous a pas réussi. Nous avons été malades.

— Vous êtes déjà mon invitée, répondit-il.

— Me trouvez-vous à votre goût ? lui demanda-t-elle.

Ahuri, il marmonna :

— Bien sûr. (Il se raccrocha à son bras comme si elle l’eût guidé dans le noir.) Pourquoi me demandez-vous cela ? s’enquit-il avec prudence en même temps qu’il éprouvait une émotion croissante et plus profonde dont il n’arrivait pas à définir la nature.

C’était nouveau pour lui. Cela ressemblait à de l’excitation et pourtant cela présentait un certain aspect froid, rationnel. Alors peut-être n’était-ce pas du tout une émotion, plutôt une sorte de prise de conscience, une forme aiguë d’intuition de lui-même et du paysage, de toutes choses visibles autour de lui… Cela paraissait assumer toutes les apparences de la réalité et Bonny plus particulièrement en était le centre.

En un éclair il comprit – sans avoir la moindre donnée matérielle – que Bonny Keller avait eu une liaison avec quelqu’un, avec Gill, l’expert en tabac, ou avec ce Mr Tree, ou avec Orion Stroud. De toute façon, c’était terminé, ou proche de sa fin, et elle cherchait un remplaçant. Elle cherchait d’une manière instinctive et pratique, et non pas comme une écolière romanesque avec des étoiles plein les yeux. Il ne faisait donc aucun doute qu’elle ait eu pas mal d’aventures. Elle y paraissait experte, habile à sonder les hommes pour voir s’ils feraient l’affaire.

Et moi, songeait-il, je me demande si je ferais l’affaire ? N’est-ce pas dangereux ? Mon Dieu ! Son mari est le Principal de l’école, mon patron, comme elle me l’a rappelé.

Mais peut-être aussi se faisait-il des idées, car il était fort peu vraisemblable que cette femme désirable, une des notables de la communauté, qui le connaissait à peine, le choisît ainsi… D’ailleurs, elle ne l’avait pas encore élu, elle procédait seulement à une enquête préliminaire. On le mettait à l’épreuve, mais il n’avait pas encore réussi. Sa fierté commença à remonter en surface sous la forme d’une véritable émotion qui nuançait sa pénétration froide et rationnelle de l’instant précédent. Instantanément, la réaction d’orgueil se faisait sentir. Il était soudain résolu à triompher, à être choisi, quel qu’en soit le risque. Et il n’éprouvait envers elle ni amour ni simple désir, il était encore beaucoup trop tôt pour cela. Tout ce qui était en jeu, c’était sa fierté, sa volonté de n’être pas dédaigné.

Étrange, se disait-il, surpris de ses propres réactions, de la simplicité de la situation. Son esprit fonctionnait comme les formes de vie élémentaires, au niveau de l’étoile de mer, par exemple. Il avait quelques réactions instinctives, rien de plus.

— Voyons, dit-il, où est ce Mr Tree ? (Il la précédait maintenant, scrutant le pays, se concentrant sur la crête garnie d’arbres et de fleurs. Il aperçut un champignon dans un creux et se précipita.) Regardez ! Un poulet-des-bois ! On les appelle ainsi. Délicieux. Et on n’en voit pas souvent.

Bonny Keller s’approcha et se baissa. Elle découvrit brièvement ses genoux nus et blancs en s’asseyant dans l’herbe près du champignon.

— Allez-vous le cueillir pour l’emporter comme un trophée ? demanda-t-elle.

— Je l’emporterai, mais pas comme trophée. Plutôt pour le coller dans la poêle avec un morceau de graisse de bœuf.

Les beaux yeux foncés de Bonny posèrent sur lui un regard pesant. Elle lissait ses cheveux en arrière, elle paraissait sur le point de parler. Mais elle se taisait. Il finit par se sentir mal à l’aise. Elle attendait apparemment une initiative de sa part et il lui vint à l’esprit – c’était glaçant – qu’il n’était pas seulement censé dire quelque chose, mais bien agir.

Ils s’entre-regardaient fixement et Bonny elle aussi semblait apeurée, maintenant, comme si elle eût éprouvé les mêmes sentiments que lui. Chacun d’eux attendait que l’autre fasse le premier mouvement. Il eut soudain la notion que s’il tentait de la toucher elle le giflerait ou se sauverait… ce qui aurait des suites fâcheuses. Elle pouvait bien… Seigneur ! Ils avaient tué l’instituteur précédent. Ce rappel prenait un sens écrasant. Était-ce donc cela ? Avait-elle eu une liaison avec Austurias et avait-il voulu en informer le mari, par exemple ? Était-ce si dangereux ? Parce que, dans ce cas, au diable mon orgueil ! Je préfère me retirer de la course.

— Voici Jack Tree, dit Bonny.

Le chien mutant qui parlait – prétendait-on – arrivait sur la crête, suivi de près par un homme au visage décharné, aux épaules rondes et tombantes, qui marchait courbé. Il portait un veston de citadin très usagé et un pantalon sale, bleu ou gris. Il n’avait pas l’allure d’un paysan, mais plutôt – estima Barnes – d’un employé d’assurances d’âge moyen qui se serait égaré dans une forêt pendant quelques semaines. L’homme avait le menton taché de noir, en contraste déplaisant avec sa peau d’une lividité anormale. Aussitôt Barnes ressentit de l’animosité. Mais était-ce l’effet de l’apparence physique de Mr Tree ? Dieu sait que Barnes avait vu à profusion des humains et des créatures diverses mutilées, brûlées, abîmées et désespérées, depuis plusieurs années… Non. Sa réaction à la vue de Mr Tree était motivée par le pas traînant de l’individu. C’était la démarche non pas d’un homme en bonne santé, mais d’une personne terriblement malade, malade d’une façon jusqu’alors inconnue de Barnes.

— Bonjour, dit Bonny en se dressant.

Le chien gambadait cette fois de la façon la plus naturelle.

— Je suis Barnes, le nouvel instituteur, dit celui-ci, se levant à son tour et tendant la main.

— Et moi, Tree, répondit l’homme en prenant la main de Barnes.

Celle de Tree était moite et glissante. Impossible de la tenir, trop désagréable. Barnes la lâcha tout de suite.

— Jack, dit Bonny, Mr Barnes fait autorité en ce qui concerne l’ablation de la queue des agneaux devenus adultes, alors que le risque de tétanos est le plus grave.

— Je vois, fit Tree en hochant la tête. (Mais il semblait parler sans conviction, cela ne l’intéressait pas vraiment, il ne s’efforçait même pas de comprendre. Il se baissa pour donner au chien une tape.) Barnes, dit-il à l’animal comme pour lui enseigner ce nom.

Le chien grogna « … bnrnnss… » puis il aboya, levant sur son maître un regard chargé d’espoir.

— Très bien, fit Tree en souriant.

Il n’avait plus du tout de dents, rien que les gencives. Pire encore que moi, se dit Barnes. Cet homme devait se trouver non loin de San Francisco quand la grosse bombe est tombée. C’est l’explication, ou alors c’est une affaire de nutrition comme pour moi. Il détourna les yeux et s’écarta, mains aux poches.