— Vous avez beaucoup de terres, lança-t-il par-dessus son épaule. Quel organisme constitué vous en a remis les titres ? Le comté de Marin ?
— Je n’ai pas de titres. J’ai simplement l’usage. Le Conseil des citoyens de West Marin et le Comité de Planning m’y autorisent, par la bonne grâce de Bonny.
— Votre chien me fascine, reprit Barnes, se retournant. Il parle vraiment. Il a prononcé mon nom distinctement.
— Dis bonjour à Mr Barnes, commanda l’homme à la bête.
Le chien aboya, puis grogna : « Bzou Mserbnrnnss. »
Barnes poussa un soupir intérieur.
— Fantastique, dit-il au chien qui gémit et frétilla de joie.
Alors, Barnes éprouva une certaine sympathie pour l’animal. Oui, c’était un exploit remarquable. Pourtant… le chien lui répugnait autant que Tree lui-même. Tous les deux avaient quelque chose de déformé, d’isolé, comme si de vivre tous les deux seuls dans les bois les eût coupés de la réalité courante. Ils n’étaient pas devenus sauvages, ils n’étaient pas retournés à un semblant de barbarie. Ils n’étaient tout simplement pas naturels. Et il ne les aimait pas, tout aussi simplement.
Mais Bonny lui plaisait et il se demandait comment diable elle avait pu avoir des relations avec un phénomène comme Mr Tree. Est-ce que la possession d’un grand nombre de moutons faisait de cet homme une puissance dans la communauté ? Était-ce la raison ? Ou bien… y en avait-il une autre… Quelque chose qui eût justifié le désir qu’avait eu feu l’instituteur de tuer Mr Tree ?
Sa curiosité était éveillée ; c’était sans doute le même instinct qui intervenait quand il découvrait une nouvelle espèce de champignon et éprouvait le besoin intense de la cataloguer, d’apprendre dans quelle famille la ranger. Pas très flatteur pour Mr Tree, songea-t-il avec causticité, de le comparer à un cryptogame. Mais c’était la vérité ; il avait cette impression à son égard, comme pour le chien.
Mr Tree s’adressa à Bonny :
— Votre petite fille n’est pas venue aujourd’hui ?
— Non, Edie n’est pas bien, répondit Bonny.
— Rien de sérieux, j’espère ? fit Mr Tree de sa voix rauque.
Il paraissait inquiet.
— Une douleur au ventre, rien de plus. Elle en a de temps à autre, d’aussi loin que je me souvienne. C’est peut-être l’appendicite, mais la chirurgie est si hasardeuse de nos jours… (Bonny s’interrompit et se tourna vers Barnes.) Ma fillette… vous ne la connaissez pas… elle adore ce chien, Terry. Ils sont bons amis et bavardent des heures durant quand nous venons ici.
— Elle et son frère, dit Mr Tree.
— Écoutez ! protesta Bonny. Je suis écœurée d’entendre cette histoire. J’ai dit à Edie de s’abstenir. En fait, c’est pour cela que j’aime la voir venir ici pour jouer avec Terry. Il lui faudrait des camarades réels pour éviter qu’elle devienne renfermée et hallucinée.
N’êtes-vous pas d’accord, Mr Barnes ? Vous êtes instituteur… l’enfant doit se raccrocher à la réalité et non aux inventions de son imagination, n’est-ce pas ?
— En notre temps, fit pensivement Barnes, je comprends que l’enfant se replie dans un monde imaginaire… On ne saurait le lui reprocher. Nous devrions même en faire tous autant… peut-être ?
Il souriait, mais ni Bonny ni Tree ne souriaient.
Pas un instant Bruno Bluthgeld n’avait détaché les yeux du nouvel instituteur… si c’était exact, en fait, si ce petit jeune homme en pantalon et chemise kaki était bien un instituteur, comme le disait Bonny.
Est-il à mes trousses, lui aussi ? se demandait Bluthgeld. Comme le dernier ? Je l’imagine. Et c’est Bonny qui l’amène ici… cela signifierait-il qu’elle est après tout de leur bord ? Contre moi ?
Il ne pouvait y croire. Pas après tant d’années. De plus, c’était Bonny qui avait découvert le but réel que poursuivait Mr Austurias en s’installant à West Marin. Elle l’avait sauvé de Mr Austurias et il lui en était reconnaissant ; sans elle, il serait mort. Il ne l’oublierait jamais. Alors peut-être ce Barnes était-il réellement ce qu’il prétendait et n’y avait-il pas à s’inquiéter. Bluthgeld respirait, un peu plus à l’aise. Il se calmait, soudain impatient de montrer à Barnes ses agneaux Suffolk nouveau-nés.
Mais tôt ou tard, se répétait-il, quelqu’un découvrira ma retraite et viendra me tuer. Affaire de temps ; ils me haïssent tous et n’abandonneront jamais. Le monde entier cherche toujours le responsable de tout, et je ne l’en blâme pas. Ils ont le droit. Après tout, je porte le fardeau de millions de morts, les trois quarts de la population du globe, et ni eux ni moi ne pouvons l’oublier. Dieu seul a la faculté de pardonner et d’oublier un crime si monstrueux contre l’humanité.
Il songea : je n’aurais pas supprimé Mr Austurias, je me serais laissé tuer par lui. Mais Bonny et les autres… ce sont eux qui ont pris la décision. Pas moi, car j’en suis désormais incapable. Dieu ne me le permet plus, ce ne serait pas décent. Mon rôle se borne à attendre ici, en m’occupant de mes moutons, à attendre celui qui doit venir, l’homme désigné pour qu’enfin justice soit faite. Le vengeur du monde.
Quand viendra-t-il ? Bientôt ? Cela fait des années que j’attends. Je suis fatigué… j’espère qu’il n’y en a plus pour longtemps.
Mr Barnes demandait :
— Que faisiez-vous avant d’élever des moutons, Mr Tree ?
— J’étais un savant atomiste, répondit Bluthgeld.
Bonny intervint en hâte :
— Jack était professeur. De physique. Au lycée. Pas dans notre secteur, évidemment !
— Professeur, répéta Barnes. Alors nous avons des intérêts communs.
Il sourit au Dr Bluthgeld qui en fit automatiquement autant. Inquiète, Bonny les observait, les mains jointes, comme si elle eût craint qu’il se passe quelque événement terrible.
— Il faudra nous revoir, dit Bluthgeld, en hochant tristement la tête. Nous avons à nous parler.
9
Quand Stuart McConchie regagna la Baie de l’Est après son expédition dans la péninsule au sud de San Francisco, il s’aperçut qu’on avait tué son cheval pour le manger – sans doute une bande d’anciens combattants habitant parmi les pilotis. Tous ce qu’il restait d’Édouard Prince de Galles, c’était le squelette, la tête et les jambes. Il contemplait la dépouille, en réfléchissant. Eh bien, voilà un voyage qui lui coûtait cher ! Et de toute façon il était arrivé trop tard. Le paysan, à un cent le morceau, avait déjà vendu toutes les pièces électroniques de son engin soviétique.
Mr Hardy lui fournirait naturellement un autre cheval, mais Stuart s’était attaché à Édouard Prince de Galles. Et c’était mal de tuer un cheval rien que pour le manger, parce qu’on en avait grand besoin pour des besognes plus utiles. Ils étaient l’âme des transports, les chevaux, maintenant que presque tout le bois avait été consumé par les gazogènes et par les gens qui se chauffaient l’hiver dans les caves. Et il fallait des chevaux pour la reconstruction. Ils étaient la principale source d’énergie, faute d’électricité. La stupidité de cet acte le rendait fou furieux. C’était en quelque sorte de la barbarie, ce que tous craignaient. C’était l’anarchie dans la ville même, dans un quartier populeux, et en plein jour ! C’était ce qu’on aurait attendu de la part des Chinois Rouges !
Maintenant, il allait lentement à pied en direction de San Pablo Avenue. Le soleil commençait à décliner en un vaste crépuscule bariolé auquel il s’était habitué depuis le Cataclysme. Il y faisait à peine attention. Peut-être devrais-je changer de boulot, se disait-il. Les pièges pour petites bêtes, cela permet de vivre, mais il n’y a pas d’avenir là-dedans. À quoi cela mène-t-il, un boulot pareil ?