Mais Hoppy était décidé à devenir dépanneur télé ; il avait d’ailleurs réussi, à présent, car Fergesson était résolu à faire ce qu’il fallait pour tous les groupes minoritaires du monde. Fergesson était membre de l’Union Américaine pour les Libertés Civiles, de la NAACP et de la Ligue de Secours aux Défavorisés… Cette dernière association n’étant guère – selon Stuart – qu’un groupe politique à l’échelle internationale, constitué en vue de fournir des situations de tout repos à toutes les victimes de la médecine et de la science modernes, par exemple la multitude des victimes de la Catastrophe Bluthgeld en 1972.
Et dans ce cas-là, qu’est-ce que je suis moi-même ? se demandait Stuart, assis dans le bureau à l’étage, pour mettre à jour son carnet de commandes. Je veux dire maintenant qu’il y a un phoco qui boulonne ici… Cela revient à faire de moi un monstre tout comme si j’avais été irradié, comme si d’avoir la peau teintée était un genre primitif de brûlure radioactive. En réfléchissant, il devenait triste.
En un temps, songeait-il, tous les peuples de la Terre étaient blancs, puis un couillon a fait péter une bombe à grande altitude, disons dix mille ans auparavant. Alors certains d’entre nous ont été brûlés et c’est devenu permanent ; les gènes en ont été transformés. Et voilà où nous en sommes aujourd’hui.
Un autre vendeur, Jack Lightheiser, vint s’asseoir à la table en face de lui et alluma un Corona.
— Il paraît que Jim a embauché le môme avec ses roulettes, dit-il. Tu sais pourquoi, n’est-ce pas ? Pour la publicité ! Les journaux de science-fiction vont en faire tout un plat. Jim adore voir son nom dans le journal. C’est très astucieux, quand on y pense. Le premier détaillant d’East Bay à employer un phoco !
Stuart grogna.
— Jim se fait de lui-même une image idéalisée, poursuivit Lightheiser. Ce n’est pas qu’un commerçant, c’est un Romain des temps modernes, il a l’esprit de civisme. Après tout, il est instruit… il a un doctorat de Stanford.
— Cela n’a plus aucune valeur, intervint Stuart qui avait lui-même obtenu en 1975 un doctorat de l’université de Californie… Pour ce que cela lui avait rapporté !
— Cela en avait encore à l’époque, insista Lightheiser. Il l’a eu en 1947, grâce aux facilités qu’on accordait aux anciens combattants pour terminer leurs études.
Au-dessous d’eux, devant la porte de Modern TV, un chariot apparut ; au centre, devant le tableau de commandes, était installée une mince silhouette. Stuart grogna de nouveau et Lightheiser le regarda.
— C’est un emmerdeur, dit Stuart.
— Il ne le sera plus quand il commencera à travailler. Ce petit, c’est tout cerveau, et presque pas de corps. Et il est puissant, son intellect ; en plus, il a de l’ambition. À peine dix-sept ans, et tout ce qu’il désire, c’est bosser ! Vingt dieux ! Quitter l’école et boulonner ! Je trouve ça admirable.
Ils observaient tous les deux Hoppy sur sa mécanique ; l’infirme roulait vers l’escalier qui descendait à l’atelier de réparation.
— Les gars d’en bas sont-ils déjà au courant ? demanda Stuart.
— Bien sûr. Jim les a avertis hier soir. Ils prennent ça avec philosophie ; tu connais les dépanneurs… ils râlent mais cela ne veut rien dire. D’ailleurs, ils râlent tout le temps.
En entendant la voix du vendeur, Hoppy leva brusquement la tête. Son visage étroit et triste les confronta ; ses yeux étincelaient. Il demanda en bégayant :
— Hé ! Est-ce que Mr Fergesson est ici ?
— Non, répondit Stuart.
— Mr Fergesson m’a embauché, déclara le phoco.
— Oui, dit Stuart.
Ni lui ni Lightheiser ne bougèrent ; ils restèrent assis à leur bureau, à regarder le phoco.
— Est-ce que je peux descendre ? demanda Hoppy.
Lightheiser haussa les épaules.
— Je vais prendre un café, dit Stuart en se levant. Je reviens dans dix minutes. Tu surveilles pour moi, d’accord ?
— Normal ! fit Lightheiser en tirant sur son cigare.
Quand Stuart parvint au rez-de-chaussée, le phoco y était encore : il n’avait pas entamé la difficile descente vers le sous-sol.
— 72, fit Stuart au passage.
Le phoco rougit et balbutia :
— Je suis né en 1964 ; rien à voir avec cette explosion.
Alors que Stuart franchissait le seuil pour s’engager sur le trottoir, le phoco lui cria d’une voix insistante :
— C’est à cause de la drogue ! La thalidomide ! Tout le monde le sait.
Stuart ne répondit pas ; il continua vers son café.
Le phocomèle éprouvait de la difficulté à manœuvrer son chariot pour descendre jusqu’au sous-sol où les ouvriers travaillaient à leur établi, mais au bout d’un certain temps, il réussit dans son entreprise en s’accrochant à la rampe par les prothèses en forme de mains que lui avait généreusement fournies le Gouvernement des États-Unis. Ces extensions n’étaient en réalité pas fameuses ; il y avait des années qu’on les lui avait adaptées et elles étaient non seulement usées en partie, mais aussi tout à fait dépassées, comme il l’avait appris en lisant les publications spécialisées. En théorie, le Gouvernement devait remplacer ce matériel périmé par des modèles plus récents ; c’était spécifié dans le Décret Remington ; aussi Hoppy avait-il écrit en ce sens au sénateur le plus ancien de la Californie, Alf M. Partland. Toutefois il n’avait pas jusqu’à présent reçu de réponse. Mais il était patient. Il avait souvent écrit à des sénateurs sur des sujets très divers et souvent les réponses arrivaient très en retard, ou bien c’étaient de simples circulaires, ou encore il n’y avait pas du tout de réponse.
Cependant, dans ce cas précis, Hoppy Harrington avait le droit de son côté et ce n’était qu’une question de temps pour qu’il force une autorité quelconque à lui donner ce qui lui revenait. Il se sentait intransigeant sur ce point, patient et intransigeant. Il fallait qu’on l’aide, qu’on le veuille ou non. Son père, éleveur de moutons dans la vallée de Sonoma, l’avait bien dressé à toujours exiger ce à quoi il avait droit.
Des sons rugissants. Les réparateurs étaient à l’œuvre. Hoppy fit halte, ouvrit la porte et se trouva face aux deux hommes derrière le long établi encombré d’instruments de mesure, de cadrans, d’outils et de récepteurs de télé à tous les stades du déshabillage. Aucun des deux dépanneurs ne fit attention à lui.
Et, tout d’un coup, l’un d’eux le surprit en lui adressant la parole :
— Écoute. Le travail manuel est méprisé. Pourquoi ne prends-tu pas une profession d’intellectuel ? Tu n’as qu’à retourner à l’école passer tes examens !
L’ouvrier le regardait fixement.
Non, se disait Hoppy, je préfère travailler avec… mes mains.
— Tu pourrais devenir un savant, dit le second ouvrier sans cesser de s’affairer ; il vérifiait un circuit au voltmètre.
— Comme Bluthgeld, répondit Hoppy.
Le réparateur éclata d’un rire de sympathie et de compréhension.
— Mr Fergesson a dit que vous me donneriez quelque chose à faire, reprit Hoppy. Une réparation facile, pour commencer. D’accord ? (Il attendait, inquiet parce qu’ils ne réagissaient pas ; puis l’un d’eux désigna un tourne-disques à changeur :) Qu’est-ce qu’il a ? s’enquit Hoppy en examinant l’étiquette de devis. Je sais que je peux l’arranger.