— … vous toucherez le monde entier, acheva Eldon.
— Tout juste ! dit Hoppy. Il y a à bord toute la machinerie indispensable. Elle obéira à toutes les instructions du sol.
— Et alors, vous serez Dangerfield, fit Eldon.
Le phocomèle sourit et bégaya :
— Et personne ne s’apercevra de la différence. J’en suis capable, j’ai tout prévu. Quelle alternative ? Le silence ! Le satellite se taira d’un jour à l’autre, maintenant. Alors la seule voix qui unisse encore le monde s’éteindra et le monde périra. Je suis prêt à couper les émissions de Dangerfield à l’instant opportun. Dès que je serai certain qu’il va vraiment nous quitter !
— Est-il au courant de votre existence ?
— Non.
— Je vais vous donner mon opinion. Je pense que Dangerfield est mort depuis longtemps et que c’est vous que nous écoutons.
Tout en parlant, il se rapprochait de la radio sur l’établi.
— Pas du tout ! dit calmement le phocomèle. (Puis il reprit :) Mais ce ne sera plus long. C’est sidérant qu’il soit resté en vie dans des conditions semblables. Les militaires avaient fait un bon choix en sa personne.
Eldon Blaine prit la radio à pleins bras et fonça vers la porte.
Ahuri, l’infirme restait bouche bée. Eldon eut le temps de percevoir l’expression de son visage, puis il se retrouva dehors, en train de courir dans le noir, vers la voiture de police. J’ai réussi à le distraire, songeait-il. Ce pauvre bougre de phoco n’avait pas la moindre idée de mes intentions. Tout son blabla… qu’est-ce que cela signifie ? Rien du tout. Folie des grandeurs ; il voudrait se faire entendre du monde entier, recevoir les nouvelles de partout, faire de toutes les populations ses auditeurs… mais c’est hors de portée de qui que ce soit, hormis Dangerfield. Personne ne peut actionner les appareils du satellite depuis la Terre ! Il faudrait que le phoco soit là-haut, dans la capsule, et il est impossible de…
Quelque chose le saisit par la nuque.
Que se passe-t-il ? se demanda Eldon Blaine en tombant la tête la première, sans lâcher la radio. Il est resté dans la maison et je suis ici. Le pouvoir à distance… il me tient. Est-ce que je me trompais ? Peut-il vraiment agir de si loin ?
Ce qui le tenait par le cou resserra son étreinte.
11
Paul Dietz ramassa le premier feuillet tiré à la ronéo de Nouvelles et Points de Vue, le petit périodique bimensuel de West Marin dont il était l’éditeur, pour relire attentivement l’article de tête qu’il avait lui-même rédigé.
UN HOMME DE BOLINAS MEURT LE COU BRISÉ
Il y a quatre jours, le corps d’Eldon Blaine, lunetier de Bolinas, en Californie, en tournée d’affaires dans notre région, a été découvert au bord de la route. Les vertèbres cervicales étaient brisées et le cadavre portait d’autres marques qui donnent à penser qu’il s’agit d’un acte criminel commis par des inconnus. Le chef de la police de West Marin, Earl Colvig, a ouvert une enquête de grande envergure et interroge toutes les personnes qui ont rencontré Eldon Blaine ce soir-là.
C’était tout. Mais Dietz en éprouvait une vive satisfaction. Bon départ pour ce numéro du périodique… Des tas de gens s’y intéresseraient et peut-être obtiendrait-il quelques encarts de publicité pour la prochaine édition. Ses principales sources de revenus étaient d’une part Andy Gill qui faisait toujours de la réclame pour son tabac et ses alcools, et Fred Quinn, le pharmacien. De plus il y avait les petites annonces personnelles. Mais ce n’était pas comme au bon vieux temps.
Naturellement, ce qu’il omettait de mentionner dans son article, c’est que les intentions du lunetier de Bolinas en venant à West Marin n’étaient pas des plus pures. Tout le monde le savait déjà. La rumeur disait même qu’il était venu dans le but d’enlever le dépanneur local. Mais comme ce n’était qu’une hypothèse, il ne pouvait l’imprimer.
Il passa à l’article suivant, par rang d’importance.
Les personnes qui suivent les émissions du satellite nous signalent que Walt Dangerfield a déclaré il y a quelques jours qu’il « était malade, peut-être d’un ulcère ou d’une affection coronaire » et avait besoin de soins médicaux. À Foresters’ Hall, l’assistance a manifesté une vive inquiétude. Mr Cas Stone, qui nous a communiqué cette information, a déclaré qu’en dernier ressort il ferait appel à son propre spécialiste de San Rafaël. Il a été discuté en outre – sans qu’il soit pris de décision – de la possibilité que Fred Quinn, propriétaire de la pharmacie de Point Reyes, se rende au Q.G. militaire de Cheyenne pour offrir des produits médicaux à faire parvenir à Dangerfield.
Le reste du journal ne contenait que des articles d’intérêt local : dîners, réceptions, déplacements de personnalités. Il les parcourut des yeux, s’assura que les annonces publicitaires étaient bien nettes, puis se remit au tirage.
Bien entendu, il manquait pas mal de choses dans le journal, des renseignements impubliables. Hoppy Harrington terrifié par une fillette de sept ans, par exemple. Dietz gloussait en évoquant les récits qu’on lui avait faits de la frousse de l’infirme, de ses réactions en public. Mrs Bonny Keller avait un nouvel amant, le jeune instituteur Hal Barnes, cette fois… Ç’aurait été un article savoureux. Jack Tree, éleveur de moutons, accusait des inconnus (pour la Nième fois !) de lui voler des bêtes. Quoi encore ? Voyons, songeait-il. Le fameux expert en tabacs, Andrew Gill, a reçu la visite d’un citadin inconnu, sans doute en vue d’une fusion de son affaire de tabac et d’alcool avec un puissant syndicat de la ville, dont le nom restait dans l’ombre. Il fronça alors les sourcils. Si Gill quittait le secteur, Nouvelles et Points de Vue perdrait son client le plus régulier, ce qui serait désastreux.
Je devrais peut-être le publier, se dit-il. Soulever la population locale contre les agissements de Gill. « Des influences étrangères s’exercent sur l’industrie locale du tabac… » Je pourrais ainsi présenter l’affaire. « Des personnes du dehors, d’origine douteuse, ont été remarquées dans notre région. » Ce genre d’insinuations arriverait peut-être à dissuader Gill. Après tout, c’est un nouveau venu. Il est encore vulnérable. Il n’est ici que depuis le Cataclysme. Ce n’est pas un membre de la communauté à part entière !
Qui était ce sinistre individu qu’on avait vu en conversation avec Gill ? Tout le monde s’interrogeait. Cela déplaisait à tous. Certains prétendaient que c’était un Noir. D’autres soutenaient que c’était un brûlé radioactif… un négro-de-guerre, comme on disait.
Peut-être aura-t-il le même sort que l’homme aux lunettes de Bolinas, conjecturait Dietz. Parce qu’il y a ici beaucoup de gens qui n’aiment pas les ingérences étrangères ; il est dangereux de venir fourrer son nez dans nos petites affaires.
Le meurtre d’Eldon Blaine lui rappelait naturellement l’exécution de Mr Austurias… bien que cette dernière ait eu lieu légalement, au grand jour, sur décision du Conseil et du Jury des Citoyens. Pourtant il y avait peu de différence quant au fond : l’une et l’autre exprimaient de façon claire les sentiments de la communauté. Tout comme les traduirait la disparition subite du monde des vivants de ce Noir ou négro-de-guerre qui tournait autour de Gill. Il était même possible que Gill eût à subir quelques représailles.