Выбрать главу

Mais Gill avait des amis puissants, les Keller par exemple. Et bien des gens dépendaient de lui pour les cigarettes et l’alcool. Orion Stroud et Cas Stone s’approvisionnaient régulièrement chez lui. Gill était donc sans doute à l’abri.

Mais pas le Noir. Je n’aimerais pas être à sa place. Il vient de la ville et ne se rend pas compte de la profondeur des sentiments dans un petit patelin. Nous avons notre intégrité, ici, et nous n’avons pas l’intention de la laisser violer.

Peut-être faudrait-il recourir aux grands moyens pour le lui faire comprendre. On aura peut-être encore un meurtre. Un meurtre de Noir. Et sous certains angles, ce sont les plus satisfaisants.

Alors qu’il descendait la rue centrale de Point Reyes, Hoppy Harrington se redressa brusquement à la vue d’un homme à peau foncée. Il y avait des années qu’il connaissait cet homme, qu’il avait travaillé avec lui à Modern TV. Oui, cela ressemblait bien à Stuart McConchie.

Mais alors, réfléchit le phoco, ce devait être une des imitations de Bill !

Il éprouvait une véritable terreur à l’idée de la puissance dont jouissait cette créature enfermée dans le corps d’Edie Keller ; elle se permettait une pareille manifestation en plein jour ! Et de quoi disposait-il pour s’y opposer ? De même que pour la voix de Jim Fergesson, l’autre soir, il s’était laissé posséder. Il s’y était laissé prendre malgré ses propres et immenses capacités. Je ne sais plus que faire, s’avouait-il, dans son affolement. Il continuait à se rapprocher de la silhouette sombre… qui ne disparaissait pas.

Peut-être Bill est-il au courant de ma vengeance contre l’homme aux lunettes, songeait-il. Peut-être se venge-t-il à son tour. Les enfants font de ces choses…

Il vira dans une ruelle transversale et accéléra pour s’éloigner de l’image hallucinatoire de Stuart McConchie.

— Hé ! lui cria une voix, en avertissement.

Hoppy tourna la tête et s’aperçut qu’il avait failli renverser le Dr Stockstill. (Contrarié, il ralentit et stoppa.) Je vous demande pardon.

Il scrutait le visage du médecin, se rappelant l’avoir aperçu autrefois, avant la calamité. Stockstill avait son cabinet de psychiatre à Berkeley et Hoppy le croisait de temps en temps dans Shattuck Avenue. Pourquoi était-il ici ? Comment avait-il choisi West Marin, de même que Hoppy ? N’était-ce que simple coïncidence ?

Puis le phoco réfléchit. Et si Stockstill n’était qu’une hallucination permanente, engendrée le jour où la première bombe était tombée dans la Zone de la Baie ? C’était bien ce même jour que Bill avait été conçu, pas vrai ?

Cette Bonny Keller… tout vient d’elle ! Toutes les difficultés du patelin… l’affaire Austurias qui a failli tout flanquer par terre, nous diviser en deux camps ennemis. Elle s’était arrangée pour faire supprimer Austurias, alors que c’était ce dégénéré de Jack Tree avec ses moutons qui aurait dû disparaître. C’est lui qu’on aurait dû fusiller, et non le maître d’école !

C’était un homme doux et bon, pensait le phoco, en évoquant Mr Austurias. Et presque personne – à part moi – n’a pris ouvertement son parti lors de ce prétendu jugement.

Le Dr Stockstill lui dit insolemment :

— Fais donc attention avec ton engin, Hoppy. Je te le demande comme une faveur personnelle.

— Je vous ai exprimé mes regrets.

— De quoi as-tu peur ? lança le médecin.

— De rien. Je n’ai peur de rien au monde. (Puis il se rappela l’incident de Foresters’ Hall, son abjection. Et toute la ville en parlait ; le docteur Stockstill en était informé alors même qu’il n’avait pas assisté à la réunion :) J’ai une phobie, avoua-t-il impulsivement. Est-ce de votre compétence, ou avez-vous délaissé ce domaine ? C’est une question de claustrophobie. Je me suis trouvé prisonnier dans un sous-sol, le jour de la première bombe. Cela m’a sauvé la vie, mais…

Il haussa les épaules.

— Je vois, fit Stockstill.

Hoppy, perceptif, reprit :

— Alors, vous êtes au courant. Il n’y a pas qu’un seul enfant, mais deux. Ils sont combinés d’une façon ou d’une autre ; vous devez savoir comment, mais pas moi. Et je m’en moque. C’est un être bizarre, cette gamine, ou plutôt elle et son frère, n’est-ce pas ? (Il déversa son amertume.) Ils n’ont pas l’air anormaux, alors ils ont tous les droits. Les gens ne jugent que sur les apparences, pas vrai ? Ne vous en êtes-vous pas aperçu dans votre profession ?

— Plus ou moins, oui.

— J’ai entendu dire qu’aux termes de la loi de l’État, tous les mineurs étranges, tous les enfants qui présentent des symptômes d’anomalie, dangereuse ou non, doivent être remis aux autorités de Sacramento.

Le Dr Stockstill ne répondit pas ; il regardait Hoppy en silence.

— Vous aidez les Keller à violer la loi, fit Hoppy.

Au bout d’un temps, Stockstill se décida :

— Où veux-tu en venir, Hoppy ?

Sa voix était basse et calme.

— Nulle part ! bégaya l’infirme. Simplement une question de justice. Je tiens à ce qu’on respecte la loi. Est-ce mal ? Moi, je suis bon citoyen, inscrit au Bureau Américain de l’Eugénisme au titre de… (Il faillit s’étouffer sur le mot.)… de fantaisie de la nature. C’est affreux, mais je m’y plie. J’obéis.

— Hoppy, s’enquit le médecin, sans s’émouvoir, qu’as-tu fait à l’homme aux lunettes de Bolinas ?

Hoppy fit virer sa phocomobile et fila à toute vitesse, laissant le médecin planté sur place.

Ce que je lui ai fait ? se disait-il. Je l’ai tué et vous le savez bien. Pourquoi me le demander ? Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Il n’était pas de la région, il ne comptait pas, c’est l’opinion générale. En plus, June Raub dit qu’il voulait me kidnapper et cela suffit à la plupart des gens… à Earl Colvig, à Orion Stroud, à Cas Stone. Ce sont eux seuls qui dirigent le patelin, avec Mrs Tallman et les Keller et June Raub.

Il sait que j’ai tué Blaine. Il sait des tas de choses sur mon compte bien que je ne lui aie jamais permis de me faire subir un examen. Il sait que j’ai le pouvoir d’agir à distance… Mais tout le monde est au courant. Pourtant il est peut-être le seul à réaliser ce que cela signifie. C’est un homme instruit.

Si j’aperçois cette imitation de Stuart McConchie, songea-t-il soudain, je propulse ma volonté et je l’étrangle. Il le faut.

Cependant je préfère ne pas le revoir. Je ne supporte pas les morts, c’est cela ma phobie, le tombeau. J’ai été enterré avec la partie de Fergesson qui n’était pas désintégrée et c’était affreux. Deux semaines durant, avec la moitié d’un homme qui m’avait montré plus de bonté que personne avant lui. Que diriez-vous, Stockstill, si j’étais étendu sur votre divan de psychanalyse ? Ce traumatisme accidentel vous intéresserait-il, ou en avez-vous trop souvent rencontré durant les sept dernières années ?

Ce Bill dans le corps d’Edie Keller, il vit en quelque sorte parmi les morts. Moitié dans notre monde, moitié dans l’autre ! Il eut un rire amer en songeant au temps où il croyait lui-même pouvoir communiquer avec l’autre monde… La blague se retourne contre moi. Je me suis encore plus trompé que je ne trompais les gens. Et ils n’en ont jamais rien su. Stuart McConchie et le rat, Stuart en train de mastiquer son rat avec délices…

Alors il comprit. Cela voulait dire que Stuart avait survécu, qu’il n’avait pas péri dans le Cataclysme, du moins pas dès le début, comme Fergesson. Donc ce n’était peut-être pas une illusion qu’il venait d’avoir.