Tout tremblant, il immobilisa sa phocomobile pour réfléchir.
Sait-il quelque chose de moi ? Risque-t-il de me causer des ennuis ? Non, conclut-il, parce qu’en ce temps-là, qu’étais-je ? Une créature sans possibilités sur un bricolage gouvernemental, content du premier boulot trouvé, d’un os à ronger. Cela a bien changé. Me voici devenu indispensable à toute la région de West Marin. Je suis un dépanneur de premier ordre.
Rebroussant chemin, il émergea de nouveau dans la rue principale et chercha des yeux Stuart McConchie. Il était bien en vue, s’éloignant dans la direction de la fabrique de tabac et d’alcool d’Andrew Gill. Le phoco allait le suivre quand il lui vint une idée.
Il fit trébucher McConchie.
Dans son mobile, il rit tout seul en voyant le Noir chanceler, tomber à demi, puis se redresser. McConchie examinait la surface du sol, le front plissé. Puis il se remit en marche, d’un pas prudent, regardant où il posait les pieds, parmi ces dalles de ciment fendues et ces touffes d’herbe.
Le phoco roula jusqu’à n’être plus qu’à un ou deux mètres derrière le Noir, puis il lança :
— Tiens ! Mais c’est Stuart McConchie, le vendeur de télé qui bouffe les rats tout crus !
Le Noir tituba comme sous un coup violent. Il ne se retourna pas, il s’immobilisa, les bras raides, les doigts ouverts.
— Tu t’amuses bien dans l’après-vie ? fit Hoppy.
Au bout d’un moment, l’autre répondit d’une voix rauque :
— Pas mal. (Puis il se retourna.) Ainsi tu t’en es tiré.
Il examinait en détail le phoco et son véhicule.
— Oui. Et pas en mangeant des rats.
— J’imagine que c’est toi le dépanneur du patelin ?
— Oui. C’est bien moi. Et toi, que deviens-tu ?
— Je suis… dans une affaire de pièges homéostatiques contre les sales bêtes.
Le phoco gloussa de rire.
— C’est si drôle ? fit Stuart.
— Non. Excuse-moi. Heureux que tu sois en vie. Qui d’autre encore ? Il y a le psychiatre qui était en face de Modern TV, Stockstill. Il est ici. Fergesson a été tué sur le coup, lui.
Ils restèrent un moment silencieux.
— Lightheiser aussi a été tué, reprit Stuart. De même que Bob Rubenstein et Connie, la serveuse, et Tony, le cuisinier. Tu te souviens d’eux ?
— Oui, opina le phoco.
— Connaissais-tu Mr Crody, le bijoutier ?
— Non, je ne crois pas.
— Il est mutilé. Il a perdu les deux bras et la vue. Mais il vit, dans un hôpital gouvernemental, à Hayward.
— Qu’est-ce qui t’amène ici ?
— Les affaires.
— Serais-tu venu dans le dessein de voler la formule des cigarettes Gold Label d’Andrew Gill ?
Le phoco gloussa de nouveau, mais il songeait : c’est la vérité. Tous ceux du dehors qui se faufilent dans le patelin ont des projets de meurtre ou de vol. Comme Eldon Blaine, le type aux lunettes, et il venait de Bolinas, qui est bien plus proche.
Stuart se ferma.
— Mon travail m’oblige à voyager. Je parcours toute la Californie du Nord. (Un silence, puis il ajouta :) C’était surtout exact quand j’avais Édouard Prince de Galles. Maintenant je n’ai qu’un cheval de second ordre pour tirer ma bagnole et cela prend plus de temps pour mes déplacements.
— Écoute, ne raconte à personne que tu m’as connu avant, car j’en serais très fâché. Compris ? Il y a des années que je suis un membre important de cette communauté et je ne désire pas que ça change. Peut-être que je peux te donner un coup de main (il sourit ironiquement de cette image) dans ton boulot et que tu pourras repartir tout de suite. Qu’en dis-tu ?
— D’accord, je m’en irai dès que possible. (Stuart observait le phoco avec une telle intensité que celui-ci se sentait mal à l’aise.) Ainsi tu t’es trouvé une place, reprit Stuart. J’en suis ravi.
— Je vais te présenter à Gill. Voilà ce que je compte faire pour toi. Nous sommes bons amis, lui et moi.
— Parfait. Je t’en serai reconnaissant.
— Et tu ne feras pas de bêtises, tu m’entends ? (L’infirme se rendait compte que sa voix montait dans l’aigu, mais il ne parvenait pas à la contrôler.) Ne vole pas, ne commets aucun crime, autrement il t’arrivera des choses affreuses… compris ?
Le Noir hocha gravement la tête. Mais il ne paraissait pas avoir peur, il ne tremblait pas. Le phoco éprouvait de son côté une appréhension grandissante. J’aimerais que tu te débines, songeait-il. Va-t’en d’ici, ne me complique pas la vie. Ce que je regrette de te connaître ! Si seulement il n’existait plus une seule de mes relations du dehors, d’avant le Cataclysme. Allons, mieux vaut ne plus penser à cette période !
— Moi, je me suis caché sous le trottoir, dit soudain Stuart. Quand la première grosse bombe est tombée, je me suis laissé dégringoler dans la trappe. C’était vraiment un bon abri.
— Pourquoi ramènes-tu cela sur le tapis ?
— Je ne sais pas. Je croyais que ça t’intéresserait.
— Pas du tout ! couina le phoco en se couvrant les oreilles de ses mains artificielles. Je ne veux plus entendre parler de cette époque ; elle est révolue !
— Très bien, acquiesça Stuart en s’étirant pensivement la lèvre inférieure. Alors, filons voir Andrew Gill.
— Si tu savais ce que je suis en mesure de te faire, grommela le phoco, tu aurais la trouille. Je peux… (Il s’interrompit ; il avait failli mentionner l’homme aux lunettes.) Je déplace les objets… de très loin. C’est une forme de magie ; je suis magicien !
— Cela n’a rien de si sorcier, rétorqua Stuart, d’une voix égale. On appelle ça les monstrucs.
Il sourit.
— Nnnon ! balbutia Hoppy. Qu’est-ce que ça veut dire ? Jamais entendu ça ! Cela veut dire que ce sont des supercheries, des trucs.
— Oui, mais des trucs d’anormaux, de gens déformés.
Il n’a pas peur de moi, se disait Hoppy. Parce qu’il m’a connu autrefois quand je n’étais rien. C’était sans espoir. Le nègre était trop stupide pour saisir la métamorphose d’un être. Il n’avait pas changé, lui, depuis sept ans que Hoppy le connaissait, toujours aussi borné qu’un caillou !
Hoppy pensa alors au satellite.
— Attends seulement ! fit-il, haletant. Avant peu, vous autres citadins, vous entendrez parler de moi, vous tous, dans le monde entier ! Comme on me connaît déjà ici. Je suis presque prêt !
Avec un sourire indulgent, Stuart répondit :
— Eh bien, commence donc par m’épater en me présentant au fabricant de tabac.
— Sais-tu ce dont je suis capable ? Lui barboter sa formule de tabac dans son coffre – ou en tout autre endroit où il la cache – pour te la coller dans les pattes. Qu’en dis-tu, hein ?
— Que je le rencontre simplement ! répéta Stuart. Je ne t’en demande pas plus. Sa formule ne m’intéresse pas.
Il paraissait excédé. Le phoco, tremblant de rage et d’impatience, précéda Stuart vers la petite fabrique d’Andrew Gill.
Andrew Gill, qui roulait des cigarettes, leva la tête à l’entrée de Hoppy Harrington – qu’il n’aimait guère – en compagnie d’un Noir – qu’il ne connaissait pas. Il se sentit aussitôt assez contrarié. Il reposa le papier à cigarettes et se leva. À la longue table, autour de lui, ses employés continuèrent à travailler.
Il avait huit ouvriers rien que pour la partie tabac. La distillerie de cognac en comptait encore douze, mais ils étaient dans le Nord, dans le comté de Sonoma. Ce n’étaient pas des gens du secteur. Son entreprise était la plus importante de West Marin, en dehors des entreprises agricoles comme celle d’Orion Stroud et des élevages comme celui de Jack Tree. Ses produits se vendaient dans toute la Californie du Nord. Ses cigarettes se répandaient peu à peu, de ville en ville, et il s’était laissé dire qu’on en trouvait même sur la Côte Est où elles étaient fort appréciées.