Les paumes ouvertes, Stockstill répondit :
— Bonny, vous raisonnez comme une gamine. Vous croyez tout obtenir rien qu’en le désirant assez fort. C’est une croyance en la magie. Je ne peux rien pour… Jack Tree. (Il pivota et s’éloigna de quelques pas en direction du bourg.) Venez ! cria-t-il. On adopte la proposition de Mrs Keller ! On va écouter le satellite pendant une vingtaine de minutes et on se sentira tous beaucoup mieux.
Barnes s’appliquait de nouveau à raisonner Jack Tree.
— Permettez-moi de vous signaler où réside l’erreur dans votre logique. Vous avez vu un certain homme, un Noir, le jour du Cataclysme, bon. Et maintenant, sept ans après…
— Bouclez-la ! lui intima Bonny en lui plantant ses ongles dans le bras. Au nom du ciel… (Elle le lâcha pour rattraper Stockstill.) Je n’en peux plus. Je sais que c’est la fin pour lui. Il ne survivra pas à cette vision du nègre, à cette seconde rencontre.
Les larmes lui emplirent les yeux, coulèrent sur ses joues.
— Bon Dieu ! jura-t-elle avec amertume en marchant le plus vite possible pour précéder les autres, en direction du Hall. Ne plus même se rappeler le satellite. Être ainsi coupé de tout, diminué à ce point… Je ne m’en rendais pas compte. Comment puis-je tenir le coup ? Comment est-ce permis, une chose pareille ? Et il était si remarquable… Il parlait à la télé, il écrivait des articles, il enseignait, il discutait…
Derrière elle, Bluthgeld marmonnait :
— Je sais que c’est le même homme, Stockstill, parce que dans la rue où j’étais allé faire mes provisions, quand je l’ai rencontré, il m’a lancé le même regard étrange, comme s’il était sur le point de ricaner, mais alors il a compris que s’il ricanait tout allait recommencer, si bien que cette fois il a eu peur. Il a vu ce que c’était, alors il se méfie. C’est un fait, cela, Stockstill. Il sait, maintenant. Ne suis-je pas dans le vrai ?
— Je doute qu’il sache seulement que vous êtes en vie !
— Mais il fallait bien que je sois en vie, sinon le monde…
Sa voix se brouilla et Bonny n’entendit pas la suite. Elle n’entendait plus que ses propres talons qui martelaient les restes de béton envahi d’herbe.
Quant au reste, nous sommes tous aussi fous que lui, se disait-elle. Ma gosse avec son frère imaginaire. Hoppy qui déplace la monnaie de loin et qui imite Dangerfield, Andrew Gill qui roule à la main cigarette après cigarette, d’année en année… Seule la mort peut nous tirer de là… et peut-être pas même la mort. Sans doute est-il trop tard et emporterons-nous la semence de la désagrégation dans l’autre monde.
Il aurait beaucoup mieux valu que nous périssions tous au Jour C ; nous n’aurions pas connu les phénomènes, les monstres, les négros-de-guerre, les animaux intelligents… Les gens qui ont fait la guerre n’ont pas été jusqu’au bout de leur travail. Je suis fatiguée, j’ai besoin de repos ; je veux quitter tout ceci, aller me coucher quelque part, dans le noir, où il n’y aura personne pour me parler. À jamais.
Puis sa pensée redevint pratique : sans doute n’ai-je tout simplement pas encore trouvé « mon » homme. Il n’est pas trop tard ; je suis encore jeune, je n’ai pas engraissé, et, tout le monde le reconnaît, j’ai des dents impeccables. Cela pourrait encore m’arriver, je dois rester sur le qui-vive.
Devant eux se dressait Foresters’ Hall, la vieille bâtisse en bois peinte en blanc, toutes ses fenêtres barrées de planches… Les vitres n’avaient pas été remplacées et ne le seraient jamais. Peut-être Dangerfield – s’il n’est pas encore mort de son ulcère – pourrait-il lancer en mon nom une petite annonce ? se demandait Bonny. Mais qu’en penserait la communauté ? Ou alors je pourrais le faire par l’intermédiaire des Nouvelles et Points de Vue, laisser ce vieux saoulard de Paul Dietz publier mes annonces pendant six mois…
Dès qu’elle ouvrit la porte du Hall, elle entendit la voix amicale et bien connue de Walt Dangerfield, en train de lire un texte. Elle vit les rangées de visages, les gens qui écoutaient, les uns avec angoisse, les autres détendus, satisfaits… Deux hommes étaient assis à l’écart dans un coin, Andrew Gill et un jeune Noir, mince, de bonne apparence. C’était l’homme qui avait fait crouler la structure fragile de la folie de Bruno Bluthgeld. Bonny restait sur le seuil, ne sachant quelle solution adopter.
Derrière elle arrivaient Barnes et Stockstill, encadrant Bruno ; ils passèrent devant elle, les deux premiers cherchant des yeux où se placer dans la salle bondée. Bruno, qui n’était encore jamais venu écouter le satellite, restait debout, embarrassé, comme s’il ne comprenait pas ce que faisaient tous ces gens, comme s’il n’entendait rien aux mots qui sortaient du petit poste à piles.
Intrigué, il se tenait près de Bonny, à se frotter le front et à étudier l’assistance ; il lui lança un regard interrogateur, l’air ahuri, puis il partit à la suite de Barnes et de Stockstill. Alors il découvrit le Noir. Il s’immobilisa. Il se retourna vers elle, l’expression changée, trahissant maintenant une rongeante suspicion… et aussi la conviction qu’il saisissait la signification de ce qu’il avait sous les yeux.
— Bonny, murmura-t-il, il faut le faire sortir.
— Je ne peux pas, répondit-elle simplement.
— Si vous ne le mettez pas dehors, je fais retomber les bombes !
Elle le regarda fixement, puis elle s’entendit parler d’une voix sèche, cassante :
— Vraiment ? C’est bien ce que vous avez envie de faire, Bruno ?
— Il le faut, marmonna-t-il de sa voix sans timbre, la contemplant sans la voir. (Il n’était préoccupé que de ses propres pensées, des modifications qui se succédaient en lui :) Je suis désolé, mais d’abord je vais recommencer les tests d’explosion en altitude ; c’est ainsi que j’ai commencé avant et si cela ne suffit pas, alors je les dirigerai toutes ici, mes bombes, elles tomberont sur tout le monde. Je vous prie de me pardonner, Bonny, mais, mon Dieu ! Il faut bien que je me protège.
Il tenta de sourire, mais sa bouche édentée n’ébaucha qu’une grimace tremblante.
— Êtes-vous vraiment en mesure de le faire, Bruno ? En êtes-vous certain ?
— Oui, fit-il en hochant la tête.
Il en était certain, en effet, il n’avait jamais douté de ses pouvoirs. Il avait amené la guerre une fois et il recommencerait si on le bousculait trop. Elle ne lut pas la moindre hésitation, le moindre scrupule, dans ses yeux.
— C’est une puissance bien terrifiante, reprit-elle. N’est-il pas étrange qu’un seul être dispose de tout cela ?
— Oui, c’est toute la puissance du monde ; je suis le Centre. Dieu l’a voulu ainsi.
— Quelle erreur il a commise, Dieu !
Bruno la regarda tristement.
— Vous aussi… Je pensais que jamais vous ne vous retourneriez contre moi, Bonny.
Elle ne dit rien ; elle alla s’asseoir sur une chaise libre. Elle ne fit plus attention à Bruno. Impossible ; elle s’y était usée au cours des années. À présent, elle n’avait plus rien à lui donner.
Stockstill, assis non loin d’elle, se pencha pour l’avertir :
— Le Noir est dans la salle, vous savez ?
— Oui, je l’ai vu.
Assise toute droite sur son siège, elle se concentra sur ce que racontait la radio ; elle écouta Dangerfield et s’efforça d’oublier tous ceux qui l’entouraient, tout ce qui l’environnait.
Maintenant, cela m’échappe, songeait-elle. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il devienne, ce ne sera pas ma faute. Quoi qu’il arrive… à nous tous. Je ne peux plus me charger de responsabilités. Cela dure déjà depuis trop longtemps et je suis bien contente de pouvoir enfin rester en dehors.