— … me voici de retour, au moins pour un temps. Voyons, où en étais-je ? Quelqu’un s’en souvient-il ?
Il n’y avait plus de chocs. Il avait le sentiment que c’était fini pour le moment.
— Attendez ! J’ai un voyant rouge qui s’allume. On m’appelle d’en bas. Ne quittez pas l’écoute.
Il choisit une bobine dans la musicothèque, puis alla la poser sur le magnétophone.
— On me réclame Bei mir bist du schön, dit-il avec une sombre satisfaction en songeant à leur effarement. Sidérant, hein ?
Non, vous ne pigez pas, songea-t-il. Et par les Andrews Sisters, en plus. Dangerfield riposte ! Souriant, il déclencha l’appareil.
Edie Keller, parcourue de frissons délicieux, observait le ver qui rampait lentement sur le sol. Elle avait la certitude que son frère était dedans.
Car, au fond de son ventre, à présent, c’était la mentalité du ver qui l’habitait. Elle percevait sa voix monotone. Cela faisait : « Boum-boum-boum », en écho à des processus biologiques élémentaires.
— Sors de moi, ver de terre ! dit-elle en riant.
Que pensait le ver de sa nouvelle existence ? Était-il aussi stupéfait que Bill l’était sans doute ? Il faut que je garde l’œil sur lui, se dit-elle, pensant à la créature qui se tortillait par terre. Il pourrait se perdre.
— Bill, dit-elle en se penchant sur lui, tu es drôle. Tu es tout rouge, tout long ; tu ne savais pas ?
Puis elle songea : ce que j’aurais dû faire, c’était le mettre dans le corps d’un autre être humain. Pourquoi n’en ai-je pas eu l’idée ? Maintenant, tout serait comme il faut ; j’aurais un vrai frère, hors de moi, et je jouerais avec lui.
Par ailleurs, elle aurait en elle une personne nouvelle, inconnue. Et ce n’était pas tellement séduisant.
Qui conviendrait ? se demandait-elle. Un des gosses de l’école ? Un adulte ? Je parie que Bill aimerait ça, être dans un adulte. Mr Barnes, peut-être. Ou Hoppy Harrington, qui a déjà peur de Bill. Ou bien – elle poussa un cri de joie – maman ! Ce serait si facile. Je me rapprocherais tout près d’elle, je me coucherais contre elle, et Bill pourrait faire l’échange. Alors j’aurais ma maman en moi… ce serait merveilleux, non ! Je pourrais la forcer à satisfaire tous mes caprices. Et elle ne pourrait plus me commander de faire ceci ou de ne pas faire cela !
Et Edie allait plus loin : elle ne pourrait plus se livrer à de vilaines choses avec Mr Barnes, ni avec personne. J’y veillerais. Je sais que Bill ne se conduirait pas comme elle ; il en a été aussi choqué que moi.
— Bill, dit-elle en s’agenouillant et en recueillant le ver avec précaution, le maintenant dans le creux de sa main, attends de connaître mes projets… Tu veux savoir ? On va punir maman des saletés qu’elle fait, (Elle posa le ver contre son ventre, à l’endroit où se trouvait la bosse dure.) Rentre, maintenant. Tu n’as sûrement pas envie de rester ver de terre… ce n’est pas amusant.
La voix de son frère lui parvint de nouveau :
— Pouah ! Je te déteste, je ne te le pardonnerai jamais. Tu m’as mis dans une bête aveugle, sans jambes ni rien ; tout ce qu’il y avait de nouveau, c’est que je pouvais me traîner par terre !
— Je sais, acquiesça-t-elle en se balançant sur les talons, le ver devenu inutile toujours dans sa paume. Écoute, tu m’as entendue ? Tu veux bien, Bill, pour ce que je propose ? Je persuade maman de me laisser m’allonger près d’elle pour que tu exécutes ton petit tour ? Tu aurais des yeux et des oreilles et tu serais une grande personne.
Bill répondit d’un ton troublé :
— Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de me balancer dans la peau de maman. Cela me fait peur.
— Froussard ! Décide-toi, ou alors peut-être bien que tu ne ressortiras plus jamais ! Et puis, si tu ne veux pas être maman, qui voudrais-tu ? Dis-le et je m’arrangerai ; que je tombe par terre toute noire et toute raide si je ne tiens pas ma promesse !
— Je verrai, dit Bill. Je vais parler à des morts pour savoir ce qu’ils en pensent. Et puis, j’ignore si ça marchera ; j’ai déjà eu du mal à sortir de ce truc, de ce ver de terre.
— Tu as peur, voilà tout. (Elle éclata de rire et jeta le ver dans les buissons en bordure de la cour.) Froussard ! Mon frère n’est qu’un sale froussard !
Bill ne répondit pas ; il ne pensait plus à elle ni à son monde, il errait dans des domaines qu’il était seul à pouvoir explorer. Il bavarde avec ces vieux morts dégoûtants et collants, se dit Edie. Ces morts vides et pleins de paroles qui ne s’amusent jamais, ni rien.
Puis une idée vraiment géniale lui vint. Je vais m’arranger pour qu’il passe dans le corps du fou, de ce Mr Tree dont tout le monde parle en ce moment, décida-t-elle. Mr Tree s’est levé dans le Hall hier soir pour raconter des histoires idiotes et religieuses sur le repentir, alors si Bill est bizarre et ne sait pas trop comment se conduire, personne n’y fera attention.
Cependant cela posait le problème affreux d’avoir en elle un dément. Peut-être que je pourrais prendre du poison, comme je le répète souvent. J’avalerais une quantité de feuilles de laurier-rose ou de graines de ricin, ou d’autre chose, et je me débarrasserais de lui. Il serait incapable de m’en empêcher. C’était quand même une difficulté ; elle n’appréciait guère la perspective d’avoir ce Mr Tree – qu’elle avait vu assez souvent pour savoir qu’il ne lui plaisait pas – à l’intérieur d’elle-même. Il avait un gentil chien, c’était à peu près tout…
Le chien, Terry. Oui. Elle pouvait s’allonger contre Terry et Bill sortirait pour passer dans le chien et tout serait parfait.
Mais la vie des chiens est courte. Et Terry avait déjà sept ans. Son père et sa mère le lui avaient affirmé. Il était né vers le même moment qu’elle et Bill.
— Zut ! fit-elle.
Difficile de prendre une décision. Un vrai problème avec Bill qui désirait à tout prix sortir, pour voir et entendre. Puis elle se dit : Qui, entre tous ceux que je connais, préférerais-je avoir dans le ventre ? La réponse lui vint : Mon père.
— Tu aimerais te promener sous la forme de papa ? demanda-t-elle à Bill.
Mais il ne répondit pas ; il était toujours absent, en conversation avec l’énorme foule des enterrés.
Je pense que Mr Tree, ce serait le mieux, conclut-elle. Comme il vit à la campagne avec ses moutons et ne rencontre pas grand monde, ce serait plus facile pour Bill qui ne serait plus forcé de savoir si bien parler. Il n’aurait que Terry et tous les moutons. Et comme Mr Tree est fou maintenant, ce serait vraiment parfait. Bill utiliserait beaucoup mieux le corps de Mr Tree que son propriétaire actuel, je parie, et je n’aurais plus qu’un souci : trouver le nombre exact de feuilles empoisonnées de laurier-rose à manger… assez pour le tuer, mais pas moi. Peut-être que deux suffiraient… trois au plus, à mon avis.
Mr Tree est devenu cinglé au bon moment, pensa-t-elle. Mais il ne le sait pas. Attendons qu’il s’en aperçoive… quelle surprise ! Je le laisserai vivre en moi un bout de temps pour qu’il se rende compte de ce qui est arrivé ; cela devrait être amusant. Je ne l’ai jamais aimé, bien que maman l’aime, ou qu’elle le prétende. Il fait peur. Edie eut un frisson.
Pauvre Mr Tree ! songeait-elle avec ravissement. Vous ne viendrez plus nous gâcher les soirées à Foresters’ Hall parce que, d’où vous serez, vous n’aurez pas la possibilité de dévider vos sermons… à moi seule, peut-être, et je ne les écouterai pas.
Quand pourrait-elle exécuter le coup ? Aujourd’hui même… Je vais demander à maman de nous y conduire après l’école. Et si elle refuse, eh bien, j’irai toute seule.