Ce que je suis impatiente ! se disait-elle, trépignante.
La cloche de l’école sonna et elle se dirigea vers le bâtiment avec ses compagnes. Mr Barnes était devant la porte de l’unique salle de classe qui servait à tous les enfants, de la première année à la sixième. Quand elle passa devant lui, plongée dans ses pensées, il lui demanda :
— Qu’est-ce qui t’absorbe ainsi, Edie ? Qu’est-ce que tu as en tête aujourd’hui ?
— Eh bien, ç’a été vous pendant un moment. Maintenant, c’est Mr Tree, à la place.
— Ah oui… Ainsi tu es au courant.
Les autres élèves étaient entrés, les laissant seuls. Alors elle lui dit :
— Mr Barnes, vous ne pensez pas que vous devriez cesser tout ce que vous faites avec maman ? C’est mal. Bill me l’a dit, et il le sait.
Le visage de l’instituteur changea de couleur, mais il resta silencieux. Il s’écarta d’elle, entra et gagna sa chaire, le visage toujours aussi empourpré. M’y suis-je mal prise ? se demandait Edie. Est-il en colère contre moi ? Peut-être qu’il me gardera après la classe, pour me punir. Ou peut-être qu’il va le dire à maman, et moi, je serai bonne pour une fessée !
Elle s’assit, assez découragée, et ouvrit le livre fatigué, dépourvu de couverture, mais précieux, à la page de Blanche-Neige. C’était la leçon de lecture du jour.
Couchée dans les feuilles humides et pourrissantes, sous les vieux chênes, Bonny Keller serrait contre elle Mr Barnes en songeant que c’était probablement la dernière fois ; elle en avait assez et Hal était effrayé. Ce qui était une combinaison fatale, elle en avait souvent fait l’expérience.
— Bon, murmura-t-elle. Elle est au courant. Mais au niveau d’une petite fille, elle ne comprend pas réellement.
— Mais elle sait que c’est mal, objecta Barnes.
Bonny poussa un soupir.
— Où est-elle en ce moment ? s’inquiéta-t-il.
— Derrière cet arbre, là-bas. Elle nous observe.
Hal Barnes se releva d’un bond, comme s’il avait reçu un coup de poignard. Il pivota, les yeux écarquillés, puis se détendit en saisissant la vérité.
— Toi et ton esprit de malice ! murmura-t-il. (Mais il ne la rejoignit pas ; il resta debout, à petite distance, l’air sombre et tourmenté.) Où est-elle, vraiment ?
— Elle est partie à pied pour le ranch de Jack Tree.
— Mais… (Il fit un geste)… cet homme est fou ! Est-ce qu’il ne risque pas… n’est-ce pas dangereux ?
— Elle est simplement allée jouer avec Terry, le chien bavard. (Bonny redressa le buste et entreprit d’ôter les débris végétaux accrochés à ses cheveux.) Je ne crois même pas qu’il soit chez lui. La dernière fois qu’on a vu Bruno, il…
— Bruno ? répéta-t-il en lui lançant un regard curieux.
— Je veux dire Jack.
Elle avait soudain le cœur affolé.
— Il a déclaré l’autre soir qu’il était responsable de ces essais à grande altitude de 1972.
Barnes continuait à la scruter ; elle attendait et sentait battre une artère à son cou. D’ailleurs, il fallait bien que cela se découvre un jour ou l’autre.
— Il est dément, observa-t-elle. D’accord, il croit…
— Il croit qu’il est Bruno Bluthgeld, n’est-ce pas ? coupa Barnes.
Bonny haussa les épaules :
— Oui, cela entre autres.
— Et c’est bien lui, n’est-ce pas ? Et Stockstill est au courant, vous aussi… et ce Noir aussi.
— Non, le Noir ne le sait pas, et cesse donc de l’appeler ce Noir. Son nom est Stuart McConchie ; j’en ai parlé à Andrew qui dit que c’est un garçon intelligent, enthousiaste, qui aime la vie.
— Donc le docteur Bluthgeld n’est pas mort lors du Cataclysme. Il est venu ici. Il vit parmi nous. Le plus grand responsable de ce qui est arrivé !
— Va l’assassiner ! fit Bonny.
Barnes poussa un grognement.
— Je suis sincère, reprit Bonny. Je m’en fiche, à présent. Franchement, j’aimerais que tu le supprimes.
Ce serait au moins un acte d’homme ! (Ce qui nous changerait singulièrement, songeait-elle.)
— Pourquoi as-tu tenté de couvrir un pareil malfaiteur ?
— Je n’en sais rien. (Elle n’avait pas envie d’en discuter.) Rentrons au patelin, dit-elle. (Elle s’ennuyait en la compagnie de Barnes et elle se remettait à penser à Stuart McConchie.) Je n’ai plus de cigarettes, fit-elle. Tu me déposeras à la fabrique.
Elle se dirigea vers le cheval de Barnes, qui broutait nonchalamment l’herbe haute, attaché à un arbre.
— Un nègre ! fit amèrement Barnes. Et maintenant, tu as envie de coucher avec lui. Mon orgueil en prend un bon coup !
— Snob ! lança-t-elle. De toute façon, tu as peur de continuer… Tu préfères battre en retraite. Comme ça, la prochaine fois que tu verras Edie, tu pourras lui annoncer en toute vérité : Je ne fais plus rien de mal ni de honteux avec ta mère, parole d’honneur ! D’accord ?
Elle monta à cheval, prit les rênes et attendit.
— Tu viens, Hal ?
Une explosion illumina le ciel.
Le cheval s’emballa et Bonny sauta à terre, se projetant le plus loin possible, si bien qu’elle roula jusque dans le taillis. Bruno ! songea-t-elle. Est-ce possible ? Elle se tenait la tête et sanglotait de douleur. Une branche lui avait déchiré le cuir chevelu et le sang lui coulait entre les doigts le long des poignets. Barnes se pencha pour la retourner et l’examiner.
— C’est Bruno ! dit-elle. Le diable l’emporte ! Il faudra bien qu’on le tue ; ce devrait être fait depuis longtemps… depuis 1970, parce qu’il était déjà fou. (Elle prit son mouchoir pour s’essuyer la tête.) Dieu que j’ai mal, fit-elle. C’était une sacrée chute !
— Et le cheval a filé, observa Barnes.
— C’est un mauvais dieu qui lui a donné ces pouvoirs, quels qu’ils soient, poursuivit-elle. Je sais que c’est lui, Hal. Nous avons vu pas mal de choses surprenantes depuis des années, alors pourquoi pas ceci ? La capacité de recréer la guerre, de la ramener, comme il le disait hier soir. Peut-être nous tient-il enfermés dans un piège temporel. Est-ce possible ? Nous sommes immobilisés ; il est…
Elle se tut car un second éclair blanc traversait le ciel à une vitesse fantastique ; autour d’eux les arbres se courbèrent, fouettèrent, s’inclinèrent encore plus. Elle entendait de vieux troncs qui éclataient.
— Je me demande où est allé le cheval, murmura Barnes en se relevant prudemment pour inspecter les alentours.
— Oublie donc ton cheval ! lança-t-elle. Il va falloir rentrer à pied, c’est évident. Écoute, Hal, peut-être Hoppy pourrait-il intervenir. Il a d’étranges pouvoirs, lui aussi. Je pense que nous devrions aller le renseigner. Il ne tient pas non plus à être incinéré par un dément. Tu n’es pas d’accord ? Je ne vois rien d’autre à faire pour le moment.
— C’est une bonne idée, convint Barnes, mais il continuait à chercher des yeux le cheval ; il ne paraissait pas très attentif à ce qu’elle disait.
— Notre châtiment, fit Bonny.
— Comment ? murmura-t-il.
— Tu sais bien. Pour ce qu’Edie appelle nos actes mauvais et honteux. Je pensais il y a quelques jours… qu’il aurait sans doute mieux valu périr avec les autres ; peut-être est-ce une bonne chose qui nous arrive !
— Voilà le cheval ! dit Barnes en s’éloignant rapidement.
Il attrapa l’animal dont les rênes s’étaient prises à des branches basses.
Le ciel était devenu d’un noir de suie. Elle se rappelait cette coloration, qui n’avait d’ailleurs jamais complètement disparu. Elle s’était seulement atténuée.