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Ce petit monde fragile que nous avons tant peiné à construire après le Cataclysme, songeait-elle… Notre embryon de société avec ses livres de classe en loques, ses cigarettes « spéciales », ses camions à gazogène… Il n’est pas en mesure de supporter une attaque ; de supporter ce que lui fait Bruno, ou qu’il semble lui faire. Un coup direct contre nous et nous ne sommes plus ! Les animaux intelligents périront ; toutes les nouvelles et étranges espèces s’évanouiront aussi soudainement qu’elles sont apparues. Vraiment dommage, se disait-elle avec tristesse. Ce n’est pas juste ; et Terry le chien bavard, lui aussi. Sans doute avions-nous trop d’ambition. Nous n’aurions peut-être pas dû avoir l’audace de reconstruire et de durer.

Pourtant, nous nous sommes bien débrouillés dans l’ensemble. Nous étions vivants ; nous faisions l’amour et nous buvions le cinq étoiles Gill’s, nous formions nos enfants dans une école aux fenêtres insolites, nous publiions les Nouvelles et Points de Vue, nous réparions une vieille radio de voiture pour écouter tous les jours Somerset Maugham. Que pouvait-on bien nous demander de plus ? Seigneur, ce n’est pas juste, ce qui se passe à présent. Ce n’est pas juste du tout. Nous avons à protéger nos chevaux, nos récoltes, nos vies…

Une explosion illumina encore le ciel, plus lointaine, cette fois. Vers le sud, se dit-elle. Près du point de chute des autres, à San Francisco.

Elle ferma les yeux d’épuisement. Et juste au moment où ce McConchie apparaît dans ma vie ! songea-t-elle encore. Quel sale coup !

Le chien s’était mis en travers du sentier, barrant le passage. Il grogna, de sa voix embrouillée :

— Tree est oooccuppppé. Arrêteeeez.

Il aboya en avertissement. Elle n’était pas censée s’avancer jusqu’à la cabane en bois.

Oui, songea Edie, je le sais, qu’il est occupé. Elle avait vu les explosions dans le ciel.

— Hé, tu ne sais pas ? demanda-t-elle au chien.

— Qqqouah ? fit l’animal, pris de curiosité.

Il avait l’esprit simple, elle s’en était rendu compte ; on le trompait facilement.

— J’ai appris à jeter un bout de bois si loin que personne ne peut le retrouver, dit-elle. (Elle se baissa pour ramasser un bâton.) Tu veux que je te montre ?

En son sein, Bill s’étonna :

— À qui parles-tu ? (Il était agité, maintenant que l’instant approchait.) Est-ce Mr Tree ?

— Non, seulement le chien. (Elle agita le bâton.) Je te parie un billet de dix dollars que tu ne le retrouves pas.

— Sssûrrr qqueee siii, fit le chien, puis il gémit d’allégresse car c’était son jeu préféré. Mmaais jennepppeux paas paparrierr, jennai ppaass d’arrrgggent.

Tout à coup, Mr Tree sortit de la cabane ; surpris, la fillette et le chien interrompirent leur dialogue. Mr Tree ne fit pas attention à eux ; il poursuivit son chemin jusqu’à une petite élévation de terrain et disparut de l’autre côté.

— Mr Tree ! appela Edie. Peut-être qu’il n’est plus occupé, dit-elle au chien. Va lui demander, hein ? Dis-lui que je voudrais lui parler un instant.

Bill était très agité en elle.

— Il n’est pas loin à présent, n’est-ce pas ? Je sens qu’il est là. Je suis prêt ; je vais faire de mon mieux, cette fois. Il est capable de presque tout, hein ? Voir, marcher, entendre, sentir… c’est vrai ? Il n’est pas comme ce ver de terre.

— Il n’a pas de dents, répliqua Edie, mais il a tout le reste de ce qu’ont les gens. (Quand le chien obéissant partit au trot à la poursuite de Mr Tree, elle reprit sa marche dans le sentier.) Ce ne sera pas long, expliqua-t-elle, je vais lui dire… (Elle avait tout calculé.) Je vais lui dire : Mr Tree, vous ne savez pas ? J’ai avalé un de ces sifflets pour les canards dont se servent les chasseurs. Si vous venez tout contre moi, vous allez l’entendre. Qu’en penses-tu ?

— Je ne sais plus, fit Bill, au désespoir. Qu’est-ce que c’est qu’un sifflet pour canards ? Qu’est-ce que c’est qu’un canard ? Est-ce vivant, Edie ?

Il paraissait de plus en plus perdu, dépassé par la situation.

— Espèce de petite fille ! souffla-t-elle. Tais-toi.

Le chien avait rejoint Tree et l’homme rebroussait chemin, les sourcils froncés.

— Je suis très occupé, Edie ! cria-t-il. Plus tard… on causera plus tard. Pour le moment, je ne peux pas interrompre la besogne.

Il leva les bras en un geste bizarre dans sa direction, comme s’il eût battu la mesure d’une musique mystérieuse ; le front plissé, il oscillait en cadence et elle avait envie de rire tant il avait l’air bête.

— Je voulais seulement vous montrer quelque chose, cria-t-elle en réponse.

— Plus tard !

Il repartit, mais parla au chien.

— Ouimmssieu, grogna l’animal qui revint au trot près de la fillette. Nooon. Arrrêteeezz, dit le chien à Edie.

Zut ! Impossible aujourd’hui ! songea Edie. Il faudra revenir demain, peut-être.

— Alleez vououzen, lui disait le chien en découvrant ses crocs ; il avait dû recevoir des instructions rigoureuses.

Edie commença :

— Écoutez, Mr Tree…

Puis elle se tut, car Mr Tree n’était plus visible. Le chien virevolta, geignit, et en elle Bill gémit.

— Edie, il est parti ! s’écria-t-il. Je le sens ! Maintenant comment vais-je sortir ? Que faire ?

Très haut dans l’air, une petite tache noire apparut, tourbillonna ; la petite fille la regardait dériver, comme sur un vent violent. C’était Mr Tree et ses bras étaient étendus tandis qu’il pivotait, roulait, tournoyait, montant et descendant comme un cerf-volant. Que lui arrive-t-il ? se demandait-elle, effarée, sachant que Bill avait raison, que l’occasion leur échappait, que leur plan était réduit à néant pour toujours.

Quelque chose s’était emparé de Mr Tree et était en train de le tuer. Cela relevait de plus en plus haut. Edie hurla. Mr Tree dégringola soudain. Comme une pierre, droit jusqu’au sol. Elle ferma les yeux et entendit le glapissement de pure frayeur poussé par le chien.

— Que se passe-t-il ? clamait Bill dans son désespoir. Qui lui a fait ça ? Ils l’ont emporté, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-elle, en rouvrant les yeux.

Mr Tree gisait sur le sol, brisé, tordu, les membres épars, à des angles inaccoutumés. Il était mort elle en était certaine, et le chien lui aussi en était certain. L’animal trotta jusqu’à la dépouille de son maître, s’immobilisa, se tourna vers elle d’un air abattu. Elle ne dit rien, mais se figea elle aussi à une certaine distance. C’était affreux ce qu’ils – mais qui ? – ce qu’ils avaient fait à Mr Tree. Comme pour l’homme aux lunettes de Bolinas, songeait-elle. On l’a assassiné.

— C’est Hoppy, geignit Bill. Hoppy a tué Mr Tree à distance parce qu’il en avait peur ; Mr Tree est maintenant avec les morts, je l’entends parler. C’est ce qu’il dit. Hoppy s’est projeté hors de sa maison, mais sans la quitter, il a empoigné Mr Tree et l’a balancé dans tous les sens !

— Mince ! s’étonna Edie. Je me demande comment Hoppy s’y est pris. C’est à cause des explosions que Mr Tree faisait dans le ciel, n’est-ce pas ? Est-ce qu’elles embêtaient Hoppy ? Est-ce qu’elles le mettaient en colère ?

Elle avait peur. Ce Hoppy, il peut tuer de si loin ! Il n’y a que lui. Il faudra faire attention. Être très prudent. Parce qu’il pourrait nous tuer tous, nous jeter partout ou nous étouffer.

— J’imagine que ça sera en première page des Nouvelles et Points de Vue, dit-elle, moitié pour elle-même, moitié pour Bill.