En songeant à la Couche Jamison-French, Bonny se rappela l’événement du jour, qu’elle était en train de manquer. Elle alla aussitôt au salon mettre le contact du récepteur de télévision. Était-elle déjà partie ? se demandait-elle en consultant sa montre. Non, pas avant une demi-heure. L’écran s’éclaira et la fusée était bien là, encadrée de sa tour de lancement, entourée de gens, de camions, d’appareils ; elle était encore au sol et il était probable que Walter Dangerfield et Mrs Dangerfield n’avaient même pas encore embarqué.
Le premier couple à émigrer vers Mars, se dit-elle avec malice, se demandant quels pouvaient être les sentiments de Lydia Dangerfield en un pareil moment… Cette grande blonde qui savait que leurs chances de parvenir sur Mars s’établissaient autour de soixante pour cent. Un matériel formidable, des excavations et des constructions de grande ampleur les attendaient, mais s’ils étaient carbonisés en route ? De toute façon, cela impressionnerait le Bloc Soviétique, qui n’avait pas réussi à implanter sa colonie sur la Lune ; les Russes étaient morts avec entrain, de suffocation ou de faim… personne ne le savait au juste. Bref, la colonie avait disparu. Elle était sortie de l’Histoire avec autant de mystère qu’elle y était entrée.
L’idée que la NASA n’envoyait qu’un couple, homme et femme, au lieu d’un groupe, l’effarait ; elle sentait d’instinct que c’était courir à l’échec que de ne pas répartir les chances un peu au hasard. Il aurait dû y avoir quelques personnes partant de New York, quelques autres de Californie, songeait-elle en observant sur l’écran les techniciens qui procédaient aux dernières vérifications. Comment appelait-on cela ? Compenser les risques ? Bref, on ne devait pas mettre tous ses œufs dans le même panier… Et pourtant, la NASA avait toujours procédé de la même manière : un seul astronaute à la fois, dès les débuts, et beaucoup de publicité.
— Comme vous le voyez, disait le commentateur de la NBC d’une voix douce mais insistante, on procède aux ultimes préparatifs. On attend d’un instant à l’autre Mr et Mrs Dangerfield. À titre de simple récapitulation, énumérons une fois encore les énormes efforts entrepris pour garantir…
Des salades, se dit Bonny Keller, qui, en frissonnant, éteignit le poste. Je ne peux pas regarder ça.
Pourtant qu’avait-elle d’autre à faire ? Se ronger les ongles pendant les six heures à venir… les deux semaines à venir, en fait ? La seule solution aurait été de ne pas se rappeler que c’était le jour du lancement du Premier Couple. Toutefois, il était un peu tard pour n’y plus penser !
Elle aimait les évoquer en ces termes, le premier couple… comme dans une ancienne histoire sentimentale de science-fiction. Adam et Ève revus et corrigés, sauf qu’en réalité Walt Dangerfield n’avait rien d’un Adam ; il donnait plutôt l’impression d’être le dernier des hommes, avec son esprit retors et mordant, sa façon de parler entrecoupée, presque cynique, devant les reporters. Bonny l’admirait ; Dangerfield n’était pas une demi-portion, pas un jeune automate blond aux cheveux taillés en brosse, attelé à la dernière mission. Walt avait une personnalité, et c’est sans doute pourquoi la NASA l’avait choisi. Ses gènes… ils étaient certainement bourrés à déborder d’une culture de quatre mille ans, l’héritage de l’humanité tout empaqueté ! Walt et Lydia fonderaient une Terra Nova… il y aurait sur Mars des tas de petits Dangerfield compliqués qui se baladeraient en déclamant des choses intellectuelles, avec pourtant ce trait amusant de pure moquerie qui caractérisait Dangerfield.
— Imaginez que c’est une longue autoroute, avait une fois répondu Dangerfield à un reporter, qui lui parlait des dangers du voyage. Un million de kilomètres, dix voies de passage… pas de circulation venant d’en face, pas de camions lents. Imaginez qu’il est 4 heures du matin… qu’il n’y a que votre seule voiture, aucune autre. Alors, comme on dit, pourquoi se casser ? (Puis il avait eu son bon sourire.)
Bonny se pencha pour rallumer la télé.
Sur l’écran se présentait la ronde figure à lunettes de Walt Dangerfield ; il était en combinaison spatiale (à l’exception du casque) et Lydia se tenait près de lui, silencieuse, pendant qu’il répondait aux questions.
— Il paraît… (Walt parlait d’un ton traînant en remuant la mâchoire comme pour mastiquer la question avant de répondre :)… qu’il y a à Boise, dans l’Idaho, une charmante vieille dame… comme il y en a toujours une partout… peut-être même sur Mars, où elle sera notre voisine… Bref, celle de Boise, si je comprends bien, est un peu inquiète à notre sujet, Lydia et moi. Elle a peur qu’il nous arrive quelque chose. Alors elle nous a envoyé un porte-bonheur. (Il le montra, le tenant gauchement dans le gros gant de sa combinaison. Les reporters murmuraient entre eux, amusés.) Joli, n’est-ce pas ? fit Dangerfield. Je vais vous dire à quoi il sert. C’est bon contre les rhumatismes. (Les journalistes éclatèrent de rire.) Au cas où nous souffririons de rhumatismes sur Mars. Ou serait-ce plutôt la goutte ? Oui, je crois que c’est de la goutte qu’elle parle dans sa lettre. (Il jeta un coup d’œil à sa femme :) C’est la goutte, n’est-ce pas ?
J’imagine, songea Bonny, qu’on ne fabrique pas encore de porte-bonheur pour éviter les météores ou la radioactivité. Elle était attristée comme si un pressentiment se fût emparé d’elle. Ou était-ce uniquement à cause de la première visite de Bluthgeld au psychiatre ? Ce fait lui amenait des pensées chagrines, des pensées de mort, de radioactivité, d’erreurs de calcul, de maladie affreuse et sans fin.
Je ne crois pas que Bruno soit devenu schizophrène et paranoïaque, se dit-elle. Ce n’est qu’une aggravation de la situation, et avec un peu d’assistance psychiatrique – quelques pilules par-ci, par-là – il se remettra tout à fait. C’est un trouble endocrinien qui se manifeste dans le psychisme, et cela se soigne très bien à présent ; ce n’est ni un trouble caractériel ni un terrain de psychose qui se révélerait sous un état de tension critique.
Mais ce que je sais, songeait-elle sombrement, c’est qu’il a fallu que Bruno vienne nous raconter ici « qu’ils » empoisonnaient son eau de table pour que George et moi comprenions la gravité de son mal… il paraissait tout au plus déprimé.
En cet instant, elle imaginait Bruno nanti d’une ordonnance pour des pilules qui stimuleraient le cortex ou isoleraient le diencéphale ; bref, l’équivalent moderne occidental de la médication chinoise contemporaine par les plantes serait mis en œuvre pour modifier le métabolisme cervical de Bruno, le débarrassant de ses obsessions comme d’autant de toiles d’araignée. Et tout rentrerait dans l’ordre ; elle, George et Bruno seraient de nouveau réunis pour leurs concerts de musique baroque à West Marin : ils joueraient le soir du Bach et du Haendel… comme autrefois. Les deux flûtes de la Forêt-Noire, en bois (et authentiques !), et elle-même au piano. Le salon rempli d’harmonie baroque, de l’odeur du pain cuit à la maison… et avec cela, une bouteille de vin de Buena Vista, le vignoble le plus ancien de Californie…