— Vous l’entendez ? dit Ella. Il va mieux. Cela se sent. Ce ne sont pas que des paroles. On perçoit la différence.
— La-la-la, chantonna Dangerfield. Et maintenant, voyons un peu… quelles sont les nouvelles ? Vous avez tous entendu parler de l’ennemi public n°1, cet ex-physicien que nous n’avons certes pas oublié. Notre bon vieux docteur Bluthgeld, ou Bloodmoney ou Prix-du-Sang ? Bref, je pense que vous avez tous appris que ce cher docteur Prix-du-Sang n’est plus de ce monde. Mais oui, c’est exact.
— La rumeur en a circulé, en effet, dit Mr Hardy, tout agité. Un colporteur qui avait réussi à se faire embarquer sur un ballon pour revenir du comté de Marin.
— Chut ! coupa Ella qui tendait l’oreille.
— Oui, en vérité, poursuivait Dangerfield. Une certaine personne de Californie du Nord s’est occupée du docteur. Une fois pour toutes. Et nous avons une dette caractérisée de gratitude envers cette petite personne parce que… écoutez-moi bien, vous tous, cette personne est infirme ! Et pourtant, elle a réussi là où tout autre aurait échoué. (La voix de Dangerfield devenait dure, intransigeante ; c’était une nouvelle nuance qu’ils n’avaient encore jamais relevée dans ses émissions. Ils se regardèrent, mal à l’aise.) C’est de Hoppy Harrington que je vous parle, braves gens. Vous ignoriez ce nom ? Dommage, car sans Hoppy, plus un de vous ne serait en vie.
Hardy, le front plissé, se frotta le menton et interrogea sa femme des yeux.
— Le nommé Hoppy Harrington, poursuivit Dangerfield, a anéanti le Dr Bluthgeld à six bons kilomètres de distance, et sans difficulté. Très facilement même. Vous estimez impossible d’abattre un homme de sa main à cette distance ? Il faut des bras sacrément longs, pas vrai ? Et des mains fichtrement fortes. Eh bien, je vais vous révéler quelque chose de plus sensationnel encore. (La voix prit un ton confidentiel, tomba au niveau d’un murmure intime.) Hoppy n’a ni bras ni mains, rien du tout !
Dangerfield se tut alors.
— Andrew, c’est lui, n’est-ce pas ?
Gill pivota sur sa chaise et lui répondit :
— Oui, ma chère, je le pense.
— Qui cela ? s’étonna McConchie.
La voix reprit, plus calme, contenue, mais également sèche et glacée.
— On a tenté de récompenser Mr Harrington. Ce n’était pas grand-chose. Quelques cigarettes et du mauvais alcool – si on peut appeler cela une récompense. Et quelques phrases creuses débitées par un politicien mesquin de l’endroit. C’est tout… c’était tout pour l’homme qui nous a tous sauvés. J’imagine que ses concitoyens se sont dit…
— Ce n’est pas Dangerfield ! s’écria Mrs Hardy.
Mr Hardy s’adressa à Gill et Bonny :
— Qui est-ce donc ? Dites-le !
— C’est Hoppy, fit Bonny, et Gill acquiesça.
— Il est là-haut ? Dans le satellite ? s’enquit Stuart.
— Je n’en sais rien, dit Bonny. Mais quelle importance cela a-t-il ? Il en a pris le contrôle ; c’est tout ce qui compte. (Et nous pensions nous évader en venant à Berkeley ! songeait-elle. Nous nous figurions avoir semé Hoppy.) Je n’en suis pas étonnée. Il s’y préparait depuis longtemps ; tout le reste n’était qu’exercices préliminaires dans ce but.
— Mais parlons d’autre chose, déclara la voix du haut-parleur, d’un ton moins sinistre. Vous en apprendrez davantage sur l’homme qui nous a tous sauvés ; je vous tiendrai au courant de temps à autre… le vieux Walt n’oubliera pas, lui. En attendant, un peu de musique ! Que diriez-vous d’un authentique banjo à cinq cordes, les amis ? De la bonne musique américaine d’autrefois… Penny’s Farm, par Pete Seeger, le plus grand chanteur folk de tous les temps !
Il y eut un silence, puis du haut-parleur sortirent les sons d’un orchestre symphonique au complet.
Bonny observa, pensive :
— Hoppy n’a pas encore tout assimilé. Il reste quelques circuits dont il n’a pas le contrôle.
L’orchestre symphonique se tut brusquement. Le silence régna de nouveau, puis une bande défila à une vitesse exagérée, avec des glapissements frénétiques, qui furent soudain coupés net. Bonny ne put retenir un sourire. Finalement, les sons d’un banjo à cinq cordes lui parvinrent.
C’était une voix de chanteur folk qui allait bien avec le banjo. Dans la pièce, ils écoutaient, par habitude ; la musique venait de la radio et depuis sept ans ils y étaient suspendus. Elle leur avait inculqué cette attitude, transformée en habitude. Personne ne comprenait clairement ce qui s’était passé ; Bonny sentait autour d’elle la honte et le désespoir. Elle-même était plongée dans la confusion, paralysée. Dangerfield leur revenait et pourtant ce n’était pas lui ; ils en avaient l’émanation, la voix, mais qu’était-ce en réalité ? Une apparence comme trompeuse, un fantôme ; ce n’était pas vivant, pas viable. Cela accomplissait les gestes accoutumés, mais c’était vide et mort. Cela présentait en somme un caractère conservé, comme si le froid et la solitude s’étaient unis pour former autour de l’homme du satellite une nouvelle coquille. Une enveloppe aux mesures de la chair vivante, mais qui l’étouffait.
Cet assassinat, cette lente destruction de Dangerfield, songeait Bonny, c’était voulu et cela venait – non pas de l’espace ni de l’au-delà – mais d’en bas, d’un endroit bien connu. Dangerfield n’était pas mort de son isolement durant des années ; il avait été frappé par des moyens précis, rassemblés pour l’attaquer dans le monde même avec lequel il s’efforçait de maintenir le contact. S’il avait pu se détacher de nous, songeait-elle, il serait encore vivant. Dans le même temps qu’il nous écoutait, qu’il nous recevait, on le tuait… et il ne l’a pas deviné.
Il ne s’en rend même pas compte en ce moment, conclut-elle. Cela le déroute sans doute s’il est encore capable de perception, s’il a encore sa connaissance.
— C’est terrible, fit Gill d’une voix atone.
— Terrible mais inévitable, convint Bonny. Il était trop vulnérable là-haut. Si Hoppy ne s’en était pas chargé, ç’aurait été un autre, éventuellement.
— Qu’allons-nous faire ? s’enquit Mr Hardy. Si vous êtes tellement certains de tout cela, il faudrait…
— Oh ! nous en sommes certains, sans l’ombre d’un doute. Vous pensez que nous devrions constituer une seconde délégation pour rendre visite à Hoppy ? Le prier de cesser ? Je me demande ce qu’il répondrait.
Je me demande même à quelle distance de cette petite cabane nous arriverions avant d’être démolis ! Peut-être sommes-nous encore trop près de lui, ici même, dans cette pièce ! songea-t-elle.
Pour toute la fortune du monde, je n’approcherais pas de cette baraque. D’ailleurs je me sauverai encore plus loin ; je déciderai Andrew à me suivre, et si ce n’est pas lui, ce sera Stuart, et si ce n’est pas Stuart, un autre homme. Je m’en irai, je ne m’arrêterai jamais nulle part et ainsi j’échapperai peut-être à Hoppy. Peu m’importent les autres à présent, j’ai trop peur. Je ne pense plus qu’à moi seule.
— Andy, écoutez, dit-elle, je veux m’en aller.
— De Berkeley ?
— Oui. Descendre par la côte jusqu’à Los Angeles. Je sais que nous y parviendrons. Une fois là-bas, on serait en sûreté, je le sens.
— Je ne peux pas, très chère, répondit-il. Il faut que je retourne à West Marin. J’y ai mes affaires… impossible de les abandonner.
Effarée elle demanda :
— Vous retourneriez à West Marin ?
— Oui. Pourquoi pas ? On ne va pas tout lâcher à cause des seuls agissements de Hoppy. Ce ne serait pas raisonnable de l’exiger. Hoppy lui-même n’en exige pas tant.