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— Mais cela viendra. Il revendiquera le monde entier, avec le temps ; je le sais, je le prévois.

— Alors, on attend ce moment. Pour l’instant, faisons notre travail. (Il se tourna vers Hardy et Stuart :) Je vais me coucher parce que… nous avons pas mal de choses à débrouiller demain ! (Il se leva.) Cette histoire peut s’arranger d’elle-même. Il ne faut pas désespérer. (Il donna une tape dans le dos de Stuart.) Pas vrai ?

— Je me suis caché sous un trottoir, autrefois, dit le Noir. Va-t-il falloir recommencer ?

Il les regardait, espérant une réponse négative.

— Oui, dit Bonny.

— Alors j’irai. Mais je suis sorti du trottoir une fois déjà ; je n’y suis pas resté. Et je ressortirai encore ! (Il se leva à son tour.) Gill, vous allez loger chez moi. Bonny, vous resterez avec les Hardy.

— Oui, fit Ella, en s’agitant. Nous avons toute la place voulue, Mrs Keller. Jusqu’à ce qu’on vous trouve une installation plus permanente.

— Parfait. Je vous remercie, fit Bonny.

Elle se frotta les yeux. Une bonne nuit de sommeil me fera du bien, songeait-elle. Et ensuite ? On verra bien !

Si nous sommes encore en vie demain…

Gill l’interpella soudain :

— Bonny, avez-vous du mal à croire tout cela de Hoppy ? Ou cela vous est-il facile ? Le connaissez-vous si bien ? Le comprenez-vous ?

— Je pense que c’est fort ambitieux de sa part, dit-elle. Mais nous aurions dû nous y attendre. Maintenant, il est allé plus loin que n’importe lequel d’entre nous. Comme il dit, il a les bras fichtrement longs. Il a compensé magnifiquement. On est forcé de l’admirer.

— Oui, je l’admire, convint Gill. Beaucoup.

— Si seulement il s’estimait satisfait de ce qu’il a déjà, je n’aurais pas si peur.

— Celui pour lequel j’ai de la pitié, c’est Dangerfield, déclara Gill. Dire qu’il est forcé d’écouter cela passivement, malade comme il l’est !

Elle acquiesça de la tête, mais elle se refusait à imaginer ce tourment ; elle n’en supportait pas l’idée.

En peignoir et pantoufles, Edie Keller se hâtait à l’aveuglette en direction de la maison de Hoppy Harrington.

— Presse-toi, répétait en elle Bill. Il est au courant pour nous deux, me disent-ils. Ils pensent que nous sommes en danger. Si nous l’approchons d’assez près, j’imiterai des morts qui lui feront peur, parce qu’il a peur des morts. Mr Blaine dit que pour lui, les morts sont des pères, un tas de pères… c’est pour ça qu’il en a peur…

— Tais-toi et laisse-moi réfléchir.

Elle s’était égarée dans les ténèbres ; elle ne trouvait plus le sentier dans le bois de chênes. Elle s’arrêta, respirant profondément, s’efforçant de s’orienter à la très pâle clarté du petit croissant de lune.

C’est à droite, se dit-elle. En bas de la colline. Il ne faut pas que je tombe ; il entendrait le bruit, il entend de loin, presque tout. Elle descendait pas à pas, retenant son souffle.

— J’ai une bonne imitation toute prête, marmonnait Bill. (Il ne voulait pas se tenir tranquille.) La voici : quand je serai près de lui, je changerai de place avec quelqu’un de mort. Tu n’aimeras pas ça parce que c’est… un peu gluant, mais ce ne sera que pour quelques minutes et alors ils pourront lui parler directement du fond de ton ventre. D’accord ? Parce que dès qu’il entendra…

— D’accord, dit-elle, rien qu’un petit moment.

— Écoute ! Sais-tu ce qu’ils disent ? Ils disent : Notre folie nous a valu une terrible leçon. C’est la voie de Dieu pour nous ouvrir les yeux. Et tu sais qui c’est ? C’est le pasteur qui faisait les sermons quand Hoppy était petit et que son père le portait à l’église sur son dos. Il s’en souviendra, même si cela fait des années et des années.

Ç’a été le plus affreux moment ; sais-tu pourquoi ? Parce que ce pasteur, il forçait tout le monde dans l’église à regarder Hoppy, et c’était mal, et le père de Hoppy n’y a jamais plus remis les pieds. Mais cela explique beaucoup pourquoi Hoppy est devenu ce qu’il est maintenant. C’est à cause du pasteur. Alors il en a une terreur folle, du pasteur, et quand il va de nouveau entendre sa voix…

— Ta gueule ! fit Edie, exaspérée. (Ils étaient parvenus à un point d’où ils dominaient la maison de Hoppy. Elle en voyait les lumières.) Je t’en prie, Bill. Je t’en prie !

— Mais il faut bien que je t’explique. Quand je…

Il se tut. En elle il n’y avait plus rien. Elle était vide.

— Bill, appela-t-elle.

Il était parti.

Devant ses yeux, dans le faible clair de lune, quelque chose qu’elle n’avait encore jamais vu sauta d’un coup, puis monta, dansa, avec une longue chevelure pâle qui traînait comme une queue ; cela se plaça droit devant sa figure. Cela avait de minuscules yeux morts, une bouche ouverte, ce n’était guère qu’une petite tête ronde et dure, comme une balle de base-ball. De la bouche sortit un cri aigu, puis la chose reprit son essor, libérée. Elle la suivit des yeux, de plus en plus haut, tandis que l’apparition montait au-dessus des frondaisons, comme en nageant, jusque dans une atmosphère qu’elle n’avait encore jamais connue.

— Bill, dit-elle, il t’a ôté de mon ventre. Il t’a mis dehors. Et tu t’en vas, comprit-elle, c’est Hoppy qui t’y force. Reviens !

Mais c’était sans conviction, parce qu’il ne pouvait pas vivre hors d’elle. Le Dr Stockstill l’avait dit. Il ne pouvait pas naître, et Hoppy l’avait entendu et l’avait fait naître, sachant bien qu’il allait mourir.

Tu ne feras plus ton imitation, songeait-elle. Je te disais de te taire et tu n’as pas voulu. En clignant les paupières, elle aperçut – on crut apercevoir – le petit objet dur aux longs filaments de cheveux droit au-dessus d’elle à présent… puis il disparut en silence.

Elle était seule.

À quoi bon continuer ? C’était fini. Elle fit demi-tour et remonta la pente, la tête basse, les yeux clos, à tâtons. Regagner sa maison, son lit. Dans son corps, elle se sentait écorchée ; elle souffrait de la déchirure. Si seulement tu t’étais tenu tranquille, songeait-elle. Il ne t’aurait pas entendu. Je te l’ai dit, je te l’avais bien dit !

Elle poursuivit tristement son chemin.

Flottant dans l’atmosphère, Bill Keller voyait un peu, entendait un peu, avait conscience de la vie des arbres et des bêtes autour de lui, tandis qu’il se déplaçait. Il sentait une pression qui le soulevait, mais il se rappela son imitation et il l’exécuta. Sa voix paraissait fluette dans l’air froid ; puis ses oreilles perçurent les sons.

— Notre folie nous a valu une terrible leçon, couina-t-il, et sa voix lui revint en écho, véritable ravissement pour lui.

La pression qui s’exerçait sur lui se relâcha ; il dansa dans l’air, nagea avec allégresse, puis il piqua. Plus bas, toujours plus bas. À l’instant où il allait toucher le sol, il repartit à l’horizontale et, guidé par la présence vivante à l’intérieur, il arriva à proximité de la cabane de Hoppy Harrington et resta suspendu au-dessus du toit, au-dessus de l’antenne.

— C’est la voie de Dieu ! s’écria-t-il de sa voix fluette, ténue. Nous voyons à présent qu’il est temps de mettre fin à ces essais nucléaires à grande altitude. Je vous demande à tous d’écrire des lettres au président Johnson !

Il ignorait qui était le président Johnson. Peut-être une personne vivante ? Il le chercha machinalement des yeux mais ne le vit pas ; il distingua un bois de chênes rempli d’animaux, et au-dessus, un oiseau aux ailes silencieuses qui dérivait, avec un gros bec et des yeux fixes. Bill cria de peur quand l’animal silencieux au plumage brun glissa vers lui.