— Je… il faut que j’essaie de joindre Dangerfield, se décida enfin Stockstill. Il risque de mourir d’un instant à l’autre.
— Oui. Voulez-vous que je vous débarrasse de ça ? (Il tendit une pince et Stockstill lui remit l’homuncule.) Cette chouette m’avait mangé, dit le phocomèle. Cela ne m’était pas agréable, mais ce qu’elle avait de bons yeux ! Au moins, c’était un plaisir de me servir de ses yeux.
— Oui, fit Stockstill qui réfléchissait. Les chouettes ont une vue extraordinaire ; l’expérience a dû être passionnante.
Ceci… ce qu’il avait pourtant tenu entre ses mains… ceci ne lui semblait pas du tout possible. Et pourtant, ce n’était pas tellement étrange ; le phoco n’avait eu à déplacer Bill que de quelques centimètres, pour le tirer hors d’Edie… cela avait suffi. Qu’était-ce en comparaison de ce qu’il avait fait au Dr Bluthgeld ? Évidemment, après, le phoco avait perdu la piste, parce que Bill, échappé au corps de sa sœur, s’était mélangé à une substance, puis à une autre. Et il avait fini par retrouver le phoco et par se mélanger à lui aussi ; et pour en terminer, il l’avait supplanté dans son propre corps.
La transaction n’avait pas été équitable. Hoppy avait eu, et de loin, la plus mauvaise part ; le corps qu’il avait reçu en échange du sien n’avait duré que quelques minutes au maximum.
— Saviez-vous, fit Bill Keller d’une voix hésitante, comme s’il eût encore éprouvé de la difficulté à contrôler les organes du phocomèle, saviez-vous que Hoppy est monté dans le satellite pendant un moment ? Tout le monde en était surexcité ; ils m’ont éveillé en pleine nuit pour me le dire et j’ai réveillé Edie. C’est comme ça que je suis ici, ajouta-t-il, le visage sérieux et tendu.
— Et que comptes-tu faire à présent ?
— Il faut que je m’habitue à ce corps ; il est lourd. Je suis sensible à la gravité… J’avais l’habitude de flotter. Mais je vous avoue que ces prolongements sont formidables. Je peux déjà faire des tas de choses avec. (Les prothèses fouettèrent, touchèrent une gravure sur la paroi, esquissèrent un geste vers l’émetteur.) Il faut que je retrouve Edie, pour lui dire que tout va bien. Je parierais qu’elle me croit mort.
Stockstill activa le micro :
— Walter Dangerfield, ici le Dr Stockstill, de West Marin. M’entendez-vous ? Si oui, répondez. J’aimerais revoir la thérapeutique que nous avons amorcée l’autre jour.
Il se tut un moment, puis répéta ce qu’il avait dit.
— Il va falloir essayer souvent, dit le phocomèle qui l’observait. Ce sera difficile parce qu’il est très affaibli ; il ne peut probablement pas se lever et il n’a pas compris ce qui se passait quand Hoppy a pris sa succession.
Le Dr Stockstill acquiesça de la tête et appuya de nouveau sur le bouton du microphone, pour une nouvelle tentative.
— Puis-je m’en aller ? demanda Bill Keller. Puis-je aller tout de suite à la recherche d’Edie ?
— Oui, dit Stockstill en se frottant le front. (Il rassembla ses esprits.) Mais fais bien attention à tes actes… il se pourrait que tu n’aies plus jamais la possibilité de changer…
— Je n’en ai pas envie. C’est très bien comme ça, parce que pour la première fois il n’y a personne ici dedans que moi. (Pour s’expliquer, il continua :) Je veux dire que je suis tout seul ; je ne suis plus une partie de quelqu’un d’autre. Bien sûr, j’avais déjà changé une fois, mais c’était pour entrer dans un truc aveugle… Edie m’avait fait une blague et ça n’allait pas du tout. Cette fois, c’est différent.
Le mince visage du phoco s’épanouit en un sourire.
— Fais bien attention, répéta le médecin.
— Oui, monsieur, affirma respectueusement l’infirme. J’essaierai ; je n’ai pas eu de veine avec la chouette, mais ce n’était pas ma faute car je n’avais pas envie d’être avalé. C’est la chouette toute seule qui en a eu l’idée.
Oui, songeait Stockstill, mais c’est toi qui as eu l’idée de tout ceci. C’est différent, je m’en rends compte. Il se pencha sur le micro :
— Walt, ici le docteur Stockstill. Je cherche toujours à vous joindre. Je pense que nous pouvons sérieusement vous aider à franchir ce mauvais pas, si vous acceptez mes instructions. Je pense que nous allons procéder à des associations d’idées tout à fait libres, aujourd’hui, pour essayer de remonter aux causes profondes de votre état de tension. De toute façon, cela ne peut faire aucun mal. Je pense que vous le comprenez.
Le haut-parleur ne répandait que de la friture.
Est-ce sans espoir ? s’inquiétait Stockstill. Est-ce la peine de m’obstiner ?
Il pressa le bouton du micro et appela.
— Walter, celui qui avait usurpé votre place à bord du satellite… il est mort à présent, alors vous n’avez plus à vous soucier de lui. Quand vous vous sentirez mieux, nous vous donnerons tous les détails. D’accord ? Vous voulez bien ?
Il tendait l’oreille. Rien que des parasites.
Le phoco, qui se déplaçait par toute la pièce sur son chariot, comme un gros scarabée en cage, demanda :
— Pourrai-je aller à l’école, maintenant que je suis dehors ?
— Bien sûr, murmura Stockstill.
— Mais je sais déjà beaucoup de choses, d’avoir écouté avec Edie quand elle était en classe. Je n’aurai pas besoin de repartir d’en bas, de recommencer tout, je pourrai avancer comme elle ? Vous ne pensez pas ?
Stockstill approuva du menton.
— Je me demande ce que va dire ma mère.
Ébranlé, Stockstill s’écria :
— Comment ? (Puis il saisit de qui il s’agissait.) Elle est partie. Bonny est partie avec Gill et McConchie.
— Je le sais, qu’elle est partie, fit plaintivement Bill. Mais ne reviendra-t-elle pas un jour ?
— Peut-être pas. Bonny est une femme étrange, très instable. Ne compte pas là-dessus. (Il vaudrait mieux qu’elle ne sache pas, songeait Stockstill. Ce lui serait très dur ; après tout, elle n’a jamais rien su de toi. Il n’y avait qu’Edie et moi. Et Hoppy. Et la chouette !)
— J’abandonne, décida-t-il soudain. Je ne cherche plus à joindre Dangerfield. Une autre fois…
— Je crois que je vous gêne, dit Bill.
Stockstill fit un signe affirmatif.
— Je suis navré. Je voulais m’exercer et j’ignorais que vous deviez venir. Je ne voulais pas vous ennuyer ; c’est arrivé soudain dans la nuit… j’ai roulé jusqu’ici et passé sous la porte avant que Hoppy ait compris, et alors il était trop tard parce que j’étais tout près.
Devant l’expression du médecin, il se tut.
— C’est… Je n’ai jamais rien vu de semblable, dit Stockstill. Je connaissais ton existence, mais c’est à peu près tout.
Bill reprit un peu de fierté :
— Vous ne saviez pas que j’apprenais à changer.
— Non.
— Allons, parlez encore à Dangerfield. N’abandonnez pas, car je sais qu’il est là-haut. Je ne vous expliquerai pas comment je le sais parce que ça vous bouleverserait encore plus.
— Je te remercie de ne pas me le dire.
Découragé, il n’en pressa cependant pas moins le bouton. Le phoco ouvrit la porte et se propulsa dehors, sur le sentier ; le chariot s’arrêta un peu plus loin et l’infirme jeta en arrière un coup d’œil indécis.
— Va retrouver ta sœur, cela vaut mieux, lui dit Stockstill. Je suis sûr qu’elle en sera très soulagée.
Quand il releva la tête, le phoco avait disparu, le chariot n’était plus en vue.
— Walt Dangerfield, je vais rester ici à vous appeler jusqu’à ce que vous répondiez ou alors que j’aie la certitude de votre mort. Je ne prétends pas que vous n’avez pas un trouble organique réel, mais je vous assure que la cause réside en partie dans votre situation psychologique qui, sous bien des angles, est très mauvaise. En convenez-vous ? Et après ce que vous avez subi, vous voir enlever le contrôle…