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Sur l’écran de la télé, Walt Dangerfield plaisantait dans son style évolué, mélange de Voltaire et de Will Rogers.

— Oh ! oui, disait-il à une journaliste qui portait un étrange et vaste chapeau. Nous espérons bien découvrir sur Mars des tas de formes de vie inconnues. (Il lorgnait le chapeau comme pour dire : « Tenez, en voici justement une ! » Et les reporters se mirent à rire de nouveau.) Je crois que cela a bougé, reprit Dangerfield à l’adresse de sa femme qui restait calme, le regard froid. Cela va nous attaquer, chérie !

Il est vraiment amoureux d’elle, se dit Bonny en observant le couple. Je me demande si George a jamais eu pour moi les mêmes sentiments que Dangerfield envers sa femme ? Et franchement, j’en doute. Sinon, il ne m’aurait jamais autorisée à faire pratiquer ces deux avortements thérapeutiques. Voilà qu’elle se sentait encore plus triste ! Elle se leva et s’éloigna de la télévision, lui tournant le dos.

C’est George qu’ils devraient envoyer sur Mars, songeait-elle avec amertume. Ou mieux encore, nous tous, George et moi et les Dangerfield ; George pourrait avoir une liaison avec Lydia Dangerfield (à condition qu’il en soit capable) et moi je coucherais avec Walt ; je serais une partenaire assez acceptable dans la grande aventure. Pourquoi pas ?

Je voudrais qu’il se passe quelque chose, se répétait-elle. Je voudrais que Bruno me téléphone que le Dr Stockstill l’a guéri, ou que Dangerfield refuse soudain de partir, ou que les Chinois déclenchent la Troisième Guerre mondiale, ou que George dénonce vraiment à la direction de l’école cet affreux contrat, comme il a dit qu’il le ferait. Quelque chose, n’importe quoi ! Peut-être que je devrais ressortir mon tour et fabriquer des poteries ; retour à la prétendue création, ou aux jouissances anales… appelons ça comme on veut. Je pourrais fabriquer une poterie porno. La dessiner, la cuire dans le four de Violet Clatt, la vendre à San Anselmo, à la Compagnie des Arts créateurs, cette association de femmes du monde qui ont refusé mes bijoux en soudure l’an dernier. Je sais qu’elles accepteraient une poterie porno, si elle était vraiment porno.

Une petite foule s’était rassemblée devant la vitrine de Modern TV pour regarder l’appareil stéréo en couleurs à grand écran, car partout on montrait aux Américains le vol des Dangerfield, chez eux comme sur leurs lieux de travail. Stuart McConchie regardait, lui aussi, planté, les bras croisés, derrière la foule.

— Le fantôme de John L. Lewis, disait Walt Dangerfield de sa voix sèche, comprendrait bien ce que signifie le salaire continu… Sans lui, je toucherais sans doute dans les cinq dollars par jour pour effectuer ce voyage, en partant du principe que mon boulot ne commencera réellement qu’une fois arrivé là-bas. (Il avait l’air plus sérieux à présent ; le moment était presque venu pour lui et Lydia d’entrer dans la cabine de la fusée.) Rappelez-vous seulement ceci… s’il nous arrive quoi que ce soit, si nous nous perdons, ne venez pas à notre recherche. Restez tranquillement chez vous, et je suis certain que Lydia et moi nous nous retrouverons bien quelque part !

— Bonne chance, murmuraient les journalistes, tandis qu’officiels et techniciens de la NASA arrivaient et entraînaient les Dangerfield hors du champ des caméras.

— Ça sera vite fait, dit Stuart à Lightheiser qui l’avait rejoint pour regarder la télé.

— Il est dingue, dit Lightheiser en mâchonnant un cure-dents. Il n’en reviendra jamais. Ça ne pardonne pas.

— Pourquoi voudrait-il revenir ? protesta Stuart. Qu’est-ce qu’on a de si fameux ici ?

Il sentait qu’il enviait Walt Dangerfield. Il aurait aimé être lui-même devant les objectifs : Stuart McConchie sous les yeux du monde entier !

Hoppy Harrington remonta du sous-sol sur son chariot, plein de fougue.

— Est-ce qu’ils l’ont lancée ? demanda-t-il à Stuart, d’un ton pressé, anxieux, tout en observant l’écran. Ils seront brûlés ; ce sera comme le type en 65 ; bien sûr, je ne m’en souviens pas, mais…

— Ta gueule, veux-tu ? fit à voix basse Lightheiser, et le phocomèle se tut, rougissant.

Ils s’absorbèrent dans les images, chacun avec ses propres réflexions. La dernière équipe d’inspecteurs fut enlevée par un treuil sorti de l’ogive de la fusée. Le compte à rebours n’allait plus tarder ; la fusée avait fait le plein, elle avait subi toutes les vérifications, et maintenant les deux voyageurs y pénétraient. Le petit groupe rassemblé devant la vitrine s’agita en murmurant.

Un peu plus tard dans l’après-midi, leur patience aurait sa récompense, car Dutchman IV prendrait son essor ; elle resterait en orbite autour de la terre durant une heure environ et les gens suivraient sur leur écran les évolutions de la fusée. Enfin la décision serait prise, et en bas, dans l’abri de béton, quelqu’un procéderait à la mise à feu de l’élément final. La fusée orbitale changerait de trajectoire pour quitter le monde. Ils avaient déjà vu cela ; c’était à peu près la même chose chaque fois, mais il y avait cette fois un aspect nouveau : les gens de la fusée ne reviendraient jamais. Cela valait bien la peine de passer la journée devant la télé ; la masse des gens était prête à attendre.

Stuart McConchie songeait au déjeuner ; ensuite il reviendrait regarder ; il s’installerait une fois de plus parmi les autres. Il ne ferait guère de boulot de la journée, il ne vendrait pas de récepteurs. Mais cet événement était plus important. Il ne pouvait le manquer. Ce sera peut-être moi, un jour, se disait-il. Peut-être que j’émigrerai plus tard quand je gagnerai assez pour me marier ; j’emmènerai ma femme et mes gosses pour entamer une nouvelle vie là-haut, sur Mars, quand la colonie sera bien démarrée, qu’il y aura autre chose que des machines.

Il s’imagina, sanglé dans l’ogive, comme Walt Dangerfield, près d’une femme très excitante. En pionniers, lui et elle fonderaient une civilisation nouvelle sur une nouvelle planète. Mais son estomac se mit à protester et il se rendit compte de sa faim ; il ne pourrait plus beaucoup retarder son déjeuner.

Même alors qu’il avait les yeux fixés sur l’écran et la grande fusée verticale, ses pensées se portèrent sur un potage, des petits pains, du bœuf bouilli et de la tarte aux pommes garnie de crème glacée, chez Fred.

3

Stuart McConchie déjeunait presque tous les jours au café, dans la même rue que Modern TV. Ce jour-là, en entrant chez Fred, il fut irrité de voir que le chariot de Hoppy Harrington était rangé dans le fond alors que Hoppy lui-même mangeait avec un parfait naturel et une aisance remarquable, comme s’il eût été un habitué. Bon Dieu ! songea Stuart. Voilà qu’il se propage ! Les phocos vont faire la loi ! Et dire que je ne l’ai même pas vu partir du magasin !

Il s’assit néanmoins dans une stalle et consulta le menu. Il n’arrivera pas à me chasser, se dit-il en regardant quel était le plat du jour et combien il coûtait. C’était la fin du mois et Stuart était presque fauché. Il attendait tout le temps ses chèques de quinzaine ; c’était Fergesson qui les remettait en personne à ses employés, en fin de semaine.

La voix aiguë du phoco parvint à Stuart alors qu’il avalait son potage à petites cuillerées ; Hoppy devait raconter une histoire, mais à qui ? À la serveuse, Connie ? Il tourna la tête et constata que la serveuse aussi bien que le cuisinier Tony étaient debout près du chariot de Hoppy, à écouter, et que ni l’un ni l’autre ne manifestait de répulsion devant le monstre.

Alors Hoppy vit et reconnut Stuart.

— Salut ! cria-t-il.

Stuart répondit d’un signe de tête et se détourna en se penchant sur son assiette.