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Le phoco était en train de parler à tout le monde d’une invention à lui, un truc électronique qu’il avait fabriqué ou qu’il avait l’intention de mettre au point… Stuart ne savait pas trop, et il s’en fichait pas mal. Peu lui importait ce que pouvait fabriquer Hoppy, ainsi que les idées folles qui pouvaient germer dans le cerveau du petit bonhomme. Nul doute que ce soit quelque chose d’insensé, se dit Stuart. Un bidule idiot, comme une machine à mouvement perpétuel… peut-être bien une charrette à mouvement perpétuel pour se trimbaler dedans ? Il rit de son idée, assez satisfait. Faudra que je raconte ça à Lightheiser, décida-t-il. Le mouvement perpétuel de Hoppy… Puis il fit une trouvaille : une phocomobile ! Et il éclata de rire.

Hoppy l’entendit rire et il crut de toute évidence que c’était de quelque chose qu’il avait dit lui-même.

— Hé ! Stuart ! cria-t-il. Venez vous joindre à moi, je vous offre un demi !

L’abruti, songea Stuart. Il ne sait pas que Fergesson ne nous permettrait jamais de boire de la bière au déjeuner ? C’est la règle : une bière à midi, et ce n’est pas la peine de se présenter au magasin. Il vous envoie le chèque par la poste.

— Écoute, dit-il au phoco en pivotant sur son siège, quand tu auras travaillé un bout de temps chez Fergesson, tu ne diras plus de pareilles stupidités.

Le phoco s’empourpra et murmura :

— Que voulez-vous dire ?

— Fergesson interdit à ses employés de boire. C’est contraire à sa religion, pas vrai, Stuart ?

— Tout juste ! Et tu feras bien de t’en pénétrer !

— Je ne le savais pas, dit l’infirme, et de toute façon je n’en aurais pas bu moi-même. Mais je ne vois pas quel droit a le patron de dire à ses employés ce qu’ils peuvent prendre ou non à leur déjeuner. C’est un moment qui leur appartient et ils devraient boire de la bière s’ils en ont envie.

Il avait la voix sèche, chargée d’une sombre indignation. Il ne plaisantait plus.

— Il ne veut pas que ses vendeurs rentrent en dégageant une odeur de brasserie, expliqua Stuart. Je pense qu’il a raison. Cela pourrait offusquer une vieille cliente !

— Je conçois que cela puisse s’appliquer aux vendeurs comme vous, concéda Hoppy, mais je ne suis pas vendeur ; je suis dépanneur et si j’en avais envie, je boirais un demi.

Le cuisinier était mal à l’aise.

— Oh ! écoute, Hoppy… commença-t-il.

— Tu es trop jeune pour boire de la bière, dit Stuart.

À présent, tout le monde les écoutait et les observait.

Le visage du phoco était devenu rouge foncé.

— Je suis majeur, dit-il, la voix calme, mais sans timbre.

— Ne lui sers pas de bière, dit la serveuse, Connie, au cuisinier. Ce n’est qu’un gosse.

Hoppy plongea une de ses pinces dans une poche et en retira son portefeuille, qu’il déposa tout ouvert sur le comptoir.

— J’ai vingt et un ans, affirma-t-il.

— Tu parles ! fit Stuart en riant.

Il devinait que c’était une pièce d’identité truquée. Cet idiot avait dû l’imprimer ou la maquiller lui-même. Il fallait absolument qu’il soit comme tout le monde ! C’était une obsession chez lui.

Le cuisinier examina la carte dans le portefeuille et acquiesça :

— Oui, là-dessus, il a l’âge. Mais Hoppy, rappelle-toi la dernière fois que tu es venu et que je t’ai servi une bouteille de bière… Rappelle-toi…

— Vous devez me servir, insista l’infirme.

Le cuisinier alla en grommelant chercher une bouteille de Hamm qu’il posa devant Hoppy, sans l’ouvrir.

— Un décapsuleur ! commanda le phoco.

Le cuisinier retourna prendre l’instrument et le fit glisser sur le comptoir. Hoppy ouvrit la bouteille.

Il inspira profondément, puis avala la bière.

Que se passe-t-il ? se demanda Stuart en remarquant comme le cuistot et Connie – ainsi que quelques clients – observaient Hoppy. S’évanouit-il ? Devient-il fou furieux ? Il éprouvait à la fois de la répugnance et un profond malaise. Je voudrais bien avoir fini de manger, se dit-il. Je préférerais être ailleurs. Quoi qu’il arrive, je ne tiens pas à en être témoin. Je retourne à la boutique regarder la fusée, décida-t-il. Je vais suivre le vol de Dangerfield, si important pour l’Amérique, et je ne vais plus m’occuper de ce phénomène ; je n’ai pas de temps à gaspiller pour lui.

Mais il resta où il était, parce qu’il se passait quelque chose, quelque chose de singulier du côté de Hoppy Harrington ; Stuart ne parvenait pas à en distraire son attention malgré tous ses efforts.

Au centre de son chariot, le phocomèle s’était tassé comme pour dormir. Sa tête reposait sur la barre de direction du véhicule et ses yeux étaient presque clos ; le peu qu’on en voyait encore était vitreux.

— … de Dieu ! fit le cuisinier. Le voilà qui recommence !

Il paraissait implorer toute l’assistance, demander à chacun de faire quelque chose, mais personne ne bougeait ; les gens restaient tous assis, ou debout où ils étaient.

— Je le savais ! fit Connie, le ton amer, accusateur.

Les lèvres du phoco frémirent et il marmonna :

— Demandez-moi, maintenant.

— Te demander quoi ? fit le cuisinier, en colère.

Il fit un geste écœuré, pivota et s’éloigna pour regagner son gril.

— Demandez-moi, répétait Hoppy, d’une voix morne, lointaine, comme s’il eût été en transe.

En l’examinant, Stuart comprit que c’était bien une crise, une manifestation épileptique. Il voulait s’en aller, quitter le restaurant, mais il ne pouvait toujours pas bouger ; comme les autres, il fallait qu’il continue de regarder.

Connie l’interpella :

— Est-ce que vous ne pourriez pas le pousser jusqu’à la boutique ? Allons, roulez-le !

Elle le fusillait des yeux, mais il n’y pouvait rien ; il s’écarta en gesticulant pour exprimer son impuissance.

Marmonnant toujours, le phoco remuait sur son chariot, agitant ses prothèses de plastique et de métal.

— Questionnez-moi, disait-il. Allons, avant qu’il soit trop tard. Je peux vous dire en ce moment… je vois.

De sa plaque chauffante, le cuistot lança :

— Je voudrais bien qu’un de vous lui demande ; qu’on en finisse ! Je sais bien que quelqu’un va finir par lui demander, et si vous vous taisez, moi… j’ai une ou deux questions. (Il posa sa spatule et revint près du phoco :) Hoppy, fit-il d’une voix forte, tu disais la dernière fois que tout était sombre. Pas vrai ? Pas du tout de lumière ?

Les lèvres de l’infirme se tordirent :

— Un peu de lumière. Une vague clarté. Jaune, comme une flamme qui meurt.

Le bijoutier d’âge moyen, dont la boutique était de l’autre côté de la rue, apparut près de Stuart.

— J’étais ici la dernière fois, souffla-t-il. Tu veux savoir ce qu’il voit, Stu ? Je peux te le dire. Il voit au-delà.

— Au-delà de quoi ? fit Stuart en se levant pour mieux voir et entendre.

Tout le monde s’était maintenant rapproché afin de ne rien perdre.

— Tu le sais bien, expliqua Mr Crody. Au-delà de la tombe, Stu. Après la vie. Tu peux rire, mais c’est vrai ; après une bouteille de bière, il entre en transe comme maintenant et il a des visions occultes, des trucs. Demande à Tony, à Connie ou aux autres ; ils étaient tous ici.

Connie se penchait sur la silhouette affalée qui frémissait dans le chariot.

— Hoppy, de qui vient cette lumière ? Est-ce de Dieu ? (Elle émit un rire incertain.) Tu sais, comme dans la bible. Est-ce que c’est ça ?

Hoppy marmonna :

— Pénombre grise. Comme des cendres. Puis un vaste désert plat. Rien que des feux qui brûlent, la lumière vient des feux. Ils brûlent à jamais. Rien de vivant.