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— Et toi, où es-tu ? s’enquit Connie.

— Je… flotte, répondit Hoppy. Je flotte près du sol… non, maintenant, je suis très haut. Je suis sans poids. Je n’ai plus de corps, donc je suis très haut, aussi haut que je peux le souhaiter. Je peux y rester si je le veux ; je n’ai pas besoin de redescendre. Je me plais bien ici et je peux tourner à jamais autour de la Terre. Elle est là, au-dessous de moi, et je n’ai qu’à tourner, tourner, tout autour.

Mr Crody, le bijoutier, s’approcha de la voiture et demanda :

— Dis, Hoppy, n’y a-t-il personne d’autre ? Nous sommes tous condamnés à l’isolement ?

— Je… j’en vois d’autres à présent, balbutia Hoppy, je redescends en planant, j’atterris dans la grisaille. Je marche.

Il marche, songeait Stuart. Avec quoi ? Des jambes et pas de corps ? Quelle après-vie. (Il rit intérieurement.) Quel cirque ! se dit-il. Quelle merde ! Mais il s’approcha lui aussi du chariot, il se fraya un passage pour mieux voir.

— Est-ce que vous renaissez à une autre vie, comme ils l’enseignent en Orient ? demanda une dame d’un certain âge en manteau de drap.

— Oui, dit Hoppy, surprenant ses auditeurs. Une vie nouvelle. J’ai un corps différent. Je peux faire toutes sortes de choses.

— Un échelon de mieux ! fit Stuart.

— Oui, murmura Hoppy. Un échelon plus haut. Je suis comme tous les autres ; en fait, je suis supérieur à tous les autres. Je peux faire tout ce qu’ils font et beaucoup plus encore. Je peux aller partout où je le désire, et eux non. Ils ne peuvent pas se déplacer.

— Pourquoi est-ce qu’ils ne peuvent pas se déplacer ? fit le cuisinier.

— Ils ne peuvent pas, tout simplement, dit Hoppy. Ils ne peuvent prendre la voie des airs, les routes ou les navires ; ils restent sur place. Tout est différent de maintenant. Je peux voir chacun d’eux, comme s’ils étaient morts, comme s’ils étaient cloués au sol, morts. Comme des cadavres.

— Peuvent-ils parler ? demanda Connie.

— Oui, dit le phoco. Ils peuvent converser entre eux. Mais… il faut qu’ils… (Il resta silencieux, puis il sourit ; la joie se lisait sur son visage émacié, contracté.) Ils ne peuvent parler que par mon intermédiaire.

Je me demande ce que cela signifie, songeait Stuart. On dirait un mégalomane rêvant de dominer le monde. Il compense ses infériorités… juste ce qu’on attend d’une imagination de phocomèle.

Cela ne paraissait même plus intéressant à Stuart, maintenant qu’il avait compris. Il s’écarta pour regagner sa stalle où son repas l’attendait.

Le cuisinier disait :

— Et c’est un monde agréable, là-bas ? Dis-moi si c’est mieux qu’ici ou pire.

— Pire, dit Hoppy. (Puis il ajouta :) Pire pour vous. C’est ce que tout le monde mérite, c’est la justice.

— Alors, c’est mieux pour toi ? fit Connie, curieuse.

— Oui, dit l’infirme.

— Écoutez, lança Stuart à la serveuse, sans quitter sa place, vous ne voyez donc pas que c’est une compensation psychologique à ses infirmités ? C’est comme cela qu’il arrive à tenir le coup, en imaginant tout ça. Je ne comprends pas que vous puissiez le prendre au sérieux.

— Je ne le prends pas au sérieux, fit Connie, mais c’est intéressant ; j’ai lu des articles sur les médiums, comme on les appelle. Ils entrent en transe et peuvent communiquer avec l’autre monde, comme lui en ce moment. Vous n’en avez jamais entendu parler ? Je crois que c’est scientifique. N’est-ce pas, Tony ?

Elle chercha l’approbation du cuisinier.

— Je n’en sais rien, fit Tony, l’air sombre, en allant ramasser sa spatule devant son gril.

Le phoco paraissait maintenant avoir sombré plus profondément dans la stupeur causée par la bière ; il semblait dormir, ne plus rien voir, ou du moins n’avoir plus conscience des gens qui l’entouraient, et il ne tentait plus de leur communiquer sa vision… ou quoi que ce fût. La séance était terminée.

Ma foi, on ne sait jamais, se disait Stuart. Je me demande ce que Fergesson penserait de tout ça, je me demande s’il voudrait toujours employer une personne non seulement infirme, mais encore épileptique. Est-ce qu’il faut lui en parler en rentrant à la boutique ? Si on le met au courant, il videra sans doute Hoppy sans délai ; et je ne serais pas contre. Alors il vaut peut-être mieux que je ne dise rien.

Les yeux du phocomèle s’ouvrirent.

— Stuart, appela-t-il, la voix faible.

— Qu’est-ce que tu veux ? fit Stuart.

— Je… (Le monstre paraissait fragile, presque malade, comme si l’expérience avait été trop dure pour son faible corps.) Écoutez, je me demande… (Il se redressa et fit rouler lentement son chariot jusqu’à la table de Stuart. Il reprit à voix basse :) Je me demande si vous consentiriez à me pousser jusqu’au magasin ? Pas immédiatement, mais quand vous aurez fini de manger. Je vous en serais très reconnaissant.

— Pourquoi ? Vous n’en êtes pas capable ?

— Je ne me sens pas bien, dit le phoco.

Stuart inclina la tête.

— D’accord. Dès que j’aurai fini.

— Merci, dit l’infirme.

Visage de bois, comme si le phoco n’eût pas été là, Stuart continua de manger. Je voudrais bien qu’on ne voie pas que je le connais, songeait-il. Je voudrais qu’il aille attendre ailleurs. Mais le phoco s’était affaissé et se frottait le front de sa pince gauche, l’air trop épuisé pour pouvoir même regagner sa place à l’autre bout du restaurant.

Plus tard, tandis que Stuart poussait le chariot sur le trottoir pour se rendre à Modern TV, le phoco déclara à voix basse :

— C’est une lourde responsabilité, de voir au-delà.

— Ouais, murmura Stuart, toujours aussi lointain et se contentant de faire son devoir.

Il poussait le chariot, c’était tout. Et ce n’est pas parce que je te pousse, se disait-il, que je suis obligé de bavarder avec toi.

— La première fois que c’est arrivé… poursuivit le phoco.

Mais Stuart le coupa :

— Ça ne m’intéresse pas. (Il ajouta :) Tout ce que je veux, c’est rentrer voir s’ils ont lancé la fusée. Elle est sans doute en orbite à présent.

— Je le pense, dit le phoco.

Au croisement, ils attendirent que le feu change de couleur.

— La première fois que c’est arrivé, reprit le phoco, cela m’a effrayé. (Tandis que Stuart lui faisait traverser la rue, il poursuivit :) J’ai compris immédiatement ce que je voyais. La fumée et les incendies… tout était sali. Comme les mines ou les endroits où l’on traite les scories. Affreux. (Il frissonna.) Mais le monde est-il si magnifique dans son état actuel ? Pas pour moi.

— Il me plaît, fit sèchement Stuart.

— Évidemment, dit l’autre. Vous n’êtes pas une curiosité biologique.

Stuart grommela.

— Savez-vous quel est mon souvenir d’enfance le plus lointain ? fit l’infirme d’une voix calme. On m’emportait à l’église dans une couverture. On me posait sur un banc comme un… (Sa voix se brisa.) On me trimbalait dans cette couverture pour que personne ne me voie. C’était une idée de ma mère. Elle ne supportait pas que mon père me prenne sur son dos ; les gens pouvaient me voir.

Stuart grommela encore.

— C’est un monde terrible, continua Hoppy. En un temps, vous, les Noirs, en avez souffert ; si vous habitiez dans le Sud, vous souffririez en ce moment. Vous oubliez tout cela parce qu’on vous permet d’oublier, mais moi… on ne me laisse pas oublier. De toute façon, je ne tiens pas à oublier en ce qui me concerne. Dans le prochain monde, tout sera différent. Vous vous en apercevrez parce que vous y serez, vous aussi.