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— Baisse-toi, Raistlin ! cria-t-il.

Le magicien fit comme s’il n’avait rien entendu et se mit à fouiller la bourse accrochée à son ceinturon. Une flèche se planta à côté de lui sans qu’il réagisse. Tanis réalisa qu’il se concentrait sur un tour de magie.

Le déranger pouvait avoir de désastreuses conséquences ; le jeune homme risquait d’oublier la formule magique, ou, plus grave, de devoir l’interrompre.

Le magicien leva la main et laissa s’égrener sur le plancher ce qu’il avait sorti de sa bourse. C’était du sable.

— Ast tasarak sinuralan krynawi, murmura-t-il, arquant la main droite vers le rivage.

Sur la berge, les gobelins lâchèrent leurs arcs et tombèrent sur le sol comme des mouches. Ceux de l’arrière-garde avancèrent en braillant. Mais les énergiques coups de rames de Sturm avaient mis le bateau hors de portée des flèches.

— Bon travail, petit frère !

Épuisé, Raistlin laissa retomber la tête sur sa poitrine. Il fut aussitôt pris d’un accès de toux. Son jumeau vint le réconforter.

— Ça ira, murmura le magicien en repoussant Caramon.

— Que leur as-tu fait ? demanda Tanis.

— Je les ai endormis, dit Raistlin en claquant des dents. Maintenant, il faut que je me repose.

Il a vraiment acquis habileté et pouvoirs, pensa le demi-elfe. Si seulement je pouvais lui faire confiance.

Le bateau filait sans encombre sur l’eau noire. On n’entendait plus que le bruit des rames et la toux sèche de Raistlin.

Lunedor, transie, se recroquevilla dans ses fourrures. La tunique qu’elle portait sur son pantalon bouffant avait été éclaboussée.

— Prends ma cape, dit Rivebise en enlevant sa peau d’ours.

— Non, tu as eu la fièvre. Tu sais que je ne tombe jamais malade. Mais tu pourrais mettre ton bras autour de moi, guerrier. La chaleur de ton corps nous réchauffera tous deux.

— Est-ce un ordre, fille de chef ? la taquina Rivebise en la serrant contre lui.

— C’en est un, dit-elle en souriant.

Elle regarda le ciel semé d’étoiles, et poussa un soupir.

— Qu’y a-t-il ? demanda Rivebise en levant les yeux.

Bien que les autres n’aient pas compris un mot de leur dialogue, ils virent le regard intense de Lunedor dirigé vers le ciel.

— Raist, qu’est-ce que c’est ? Je ne vois rien, dit Caramon.

Le magicien fut pris d’une quinte de toux. Puis il se redressa et examina le ciel. Ses yeux s’arrondirent ; il toucha le bras de Tanis pour attirer son attention.

— Tanis…, chuchota-t-il, le souffle court, les constellations…

— Quoi ? fit le demi-elfe, troublé par la pâleur du jeune homme et la lueur fiévreuse de ses yeux. Qu’ont-elles donc, les constellations ?

— Elles ont disparu ! répondit Raistlin, avant d’être secoué par une nouvelle quinte de toux.

Caramon le prit dans ses bras. Raistlin s’essuya la bouche du revers de la main. Ses doigts étaient pleins de sang.

— La constellation qu’on appelle Reine des Ténèbres et celle du Vaillant Guerrier. Elle était venue pour conquérir Krynn, et lui devait la combattre. Toutes les rumeurs qui circulent sont vraies. Guerre, mort, destruction…

— Calme-toi, Raist, tu en fais trop. Ce ne sont que des étoiles.

— Seulement des étoiles, répéta Tanis, d’un ton égal.

Sturm reprit les avirons et se mit à ramer vers la rive, qu’on distinguait déjà.

6

Nuit dans la caverne. Dissensions. Tanis prend une décision.

La brise s’était levée durant la traversée. Peu à peu, les nuages s’amoncelèrent dans le ciel. Les passagers du bateau se couvrirent de leurs frusques pour se protéger de la pluie qui commençait à tomber.

— Sturm ! Par là, entre les deux rochers sur notre gauche ! dit Tanis.

Le chevalier et Caramon ramèrent plus vite. La pluie ne facilitait pas la visibilité. Soudain, une falaise s’éleva au-dessus d’eux.

Tirée par Tanis jusqu’à la berge, la barque accosta sous un déluge de pluie. Ils descendirent du bateau, portant le nain transi de frayeur et de froid. Rivebise et Caramon tirèrent l’embarcation derrière les buissons. Tanis conduisit la petite troupe jusqu’à l’entrée d’une caverne.

Lunedor considéra la minuscule grotte d’un air perplexe. Mais à l’intérieur, il y avait suffisamment de place pour que chacun puisse s’étendre.

— L’endroit est charmant, dit Tass, même s’il manque un peu de mobilier.

— Cela suffira pour cette nuit, répondit Tanis en riant. Je crois que même Flint ne s’en plaindra pas. Sinon, nous le renverrons dormir sur le bateau.

Tass était heureux de retrouver son ami plus déterminé que dans son souvenir. Maintenant qu’ils faisaient équipe, son regard avait repris de la vivacité. Il avait sans doute besoin d’action et d’aventure pour oublier ses problèmes. Le kender, qui n’avait jamais rien compris aux tourments intérieurs du demi-elfe, se réjouit de l’heureuse diversion.

Caramon déposa son frère sur le sable, près du feu que Rivebise était en train d’allumer.

Il se débrouille bien, pensa Tanis en regardant faire le barbare. Il pourrait être l’un des nôtres. Lunedor s’assit près de Raistlin, qui continuait à tousser à fendre l’âme. Elle lui tendit une coupe de vin.

— Veux-tu en boire un peu ? demanda-t-elle.

Raistlin secoua la tête et repoussa la main tendue.

Elle regarda Tanis.

— Peut-être que mon bâton… ?

— Non !

Raistlin étouffait. Il fit signe à Tanis de s’approcher. Même très près de lui, il était difficile de comprendre ce qu’il disait.

— Le bâton ne peut pas me guérir, Tanis. Ne perdez pas de temps avec moi. Si c’est un objet consacré…, son pouvoir est limité. J’ai sacrifié mon corps… à la magie. Mes souffrances sont inévitables. Rien n’y fera…

Sa voix s’éteignit et ses yeux se fermèrent.

Un courant d’air parcourut la caverne. Sturm avait écarté les branchages qui servaient à la clôturer ; il traîna Flint avec lui et le laissa devant le feu. Le nain avait durement mis à l’épreuve la patience de Sturm. Tanis nota chez le chevalier les signes de la mélancolie qui le submergeait de temps à autre.

Sturm aimait l’ordre et la discipline. La disparition des étoiles, donc de l’ordre naturel des choses, l’avait éprouvé.

Tasslehoff jeta une couverture sur les épaules du nain, qui claquait des dents en psalmodiant : « B-b-bateau…». Il but avidement le vin que le kender lui tendit.

Sturm regarda Flint d’un air dégoûté.

— Je prends le premier tour de garde, dit-il.

Rivebise se leva.

— Je viens avec toi.

Sturm tressaillit, et se tourna lentement vers le barbare.

— Je suis un Chevalier de Solamnie, dit-il. Ma parole est mon honneur, et mon honneur est ma vie. À l’auberge, j’ai juré de vous protéger, toi et la dame. Si tu doutes de ma parole, tu insultes mon honneur. Je ne peux tolérer cet outrage.

— Sturm ! lança Tanis, bondissant sur ses jambes.

Sans quitter des yeux le barbare, le chevalier repoussa le demi-elfe d’un geste.

— Ne t’en mêle pas, Tanis. Bien. Quelle sera l’arme ? Comment se battent les barbares ?

Les grands yeux sombres de Rivebise fixèrent intensément le chevalier.

— Je n’ai pas remis ton honneur en question. Je ne connais pas les hommes des villes, et je le dis simplement : j’ai peur. C’est ma peur qui me fait parler ainsi. Depuis qu’on m’a donné le bâton au cristal bleu, j’ai peur. J’ai surtout peur pour Lunedor. Sans elle, je n’existe pas. Comment pourrais-je avoir confiance…

Sa voix s’était altérée, son visage soudain marqué par la fatigue et la douleur. Ses jambes le trahirent ; il tomba en avant. Sturm le rattrapa au vol.