— Je n’ai rien ouï dire de malsonnant sur Solace, dit tranquillement Flint.
— Persécutions religieuses…, inquisition…
Le ton de Tanis était inquiétant. Dans le souvenir de Flint, sa voix n’était pas aussi grave et sombre. En cinq ans, son ami avait bien changé. Pourtant les elfes ne changeaient jamais ! Mais Tanis n’était qu’un demi-elfe, né de la violence. Sa mère avait été violée par un soldat humain au cours d’une des nombreuses guerres qui avaient divisé les différents peuples de Krynn après le Cataclysme.
— L’inquisition ! D’après ce que j’ai entendu dire, elle ne concerne que ceux qui contestent le Grand Théocrate. Je ne crois pas aux dieux des Questeurs, mais je ne le clame pas à chaque coin de rue. « Tiens-toi tranquille et on te laissera en paix », telle est ma devise. Les Grands Questeurs de Haven sont des gens sages et vertueux. Une seule pomme pourrie suffit à gâter tout le panier, et c’est à Solace qu’elle se trouve. D’ailleurs, as-tu trouvé ce que tu cherchais ?
— La trace des anciens dieux ? demanda Tanis. Ou la paix intérieure ? Je suis parti à la recherche des deux. Que veux-tu savoir ?
— Je pensais que l’un n’allait pas sans l’autre, grommela Flint. Nous n’allons pas passer la nuit ici, à respirer le fumet des marmites mijotant sur le feu. Si nous allions en ville faire un bon dîner ?
— Entendu.
Ils descendirent le chemin. Les grandes enjambées de Tanis forçaient le nain à adopter une allure précipitée. Ils n’avaient pas marché ensemble depuis bien longtemps ; Tanis ralentit bientôt pour régler son pas sur celui de son ami.
— Alors tu n’as rien trouvé ? continua Flint.
— Rien du tout, répondit Tanis. Comme nous le savions depuis longtemps, le clergé et les prêtres de ce monde servent de faux dieux. J’ai entendu parler de guérisons, mais elles étaient l’œuvre de la magie et des charlatans. Heureusement, notre ami Raistlin m’a appris ce qu’il faut regarder…
— Raistlin ! pouffa Flint. Ce sorcier efflanqué au visage blafard ! Il ne vaut guère mieux qu’un charlatan. Toujours en train de pleurnicher et de se lamenter, quand il ne met pas son nez partout où il n’a rien à faire. S’il n’y avait pas son frère jumeau pour s’occuper de lui, il y a belle lurette que ses pratiques magiques auraient mal fini.
Tanis dissimula un sourire dans sa barbe.
— Le jeune homme est meilleur magicien que tu crois, et tu admettras qu’il a autant fait que moi pour aider ceux qui se sont laissé prendre dans les filets du clergé.
— Ce qui ne t’a pas valu grande reconnaissance, murmura le nain.
— Bien peu, dit Tanis. Les gens veulent croire en quelque chose, même si au fond d’eux-mêmes ils savent que c’est une erreur. Mais parle-moi de toi. Comment s’est passé ton voyage de retour au pays ?
— Je n’aurais jamais dû m’en aller, répondit le nain après un silence.
Le regard qu’il lança à Tanis sous ses épais sourcils blancs n’était pas engageant. Mais le demi-elfe était décidé à poursuivre.
— Que deviennent les prêtres nains ? On racontait beaucoup d’histoires à ce sujet…
— Rien n’était vrai. Les prêtres ont disparu il y a trois cents ans pendant le Cataclysme. C’est ce qu’ont raconté les anciens.
— Tout comme les elfes.
— J’ai vu…
— Chut ! l’interrompit Tanis d’un signe.
— Quoi ? chuchota Flint.
— Derrière ces buissons, montra Tanis.
Flint scruta le bosquet en saisissant sa hache.
Les rayons du soleil firent étinceler quelque chose de métallique dans le feuillage. Tanis vit un deuxième éclair avant que le soleil sombre sous l’horizon. Le ciel devint pourpre, l’ombre se fit plus dense.
— Je n’ai rien remarqué, dit Flint.
— Moi, si, souffla Tanis.
Ses yeux s’attachèrent à l’endroit où il avait vu briller quelque chose. Peu à peu, il perçut l’aura rougeoyante que dégageaient tous les êtres humains, et que seuls les elfes pouvaient voir.
— Qui va là ? cria Tanis.
Pour toute réponse, un son étrange s’éleva. Les cheveux du demi-elfe se dressèrent sur sa tête. C’était une sorte de susurrement sourd, à peine audible, qui s’achevait en ululement strident. Une voix s’y ajouta :
— Elfe voyageur, passe ton chemin et abandonne le nain. Nous sommes les esprits des pauvres hères que Flint Forgefeu abandonna sur le sol de l’auberge. Sommes-nous morts au combat ?
La voix de l’esprit s’amplifiait dans les aigus, accompagnée d’un sifflement plaintif.
— Non, nous sommes morts de honte, maudits par le fantôme de la treille, pour avoir été incapables de relever le défi d’ivrognerie d’un nain de la colline.
La barbe de Flint tremblait de colère ; Tanis, secoué de rires, dut le retenir de charger le buisson.
— Maudits soient les yeux des elfes ! (La voix du spectre prit un ton plus gai.) Et maudites soient les barbes des nains !
— Tu ne le reconnais pas ? gronda Flint. C’est Tass Racle-Pieds !
Le feuillage bruissa et une petite silhouette apparut sur le sentier. C’était un kender, une race considérée par la plupart des gens comme aussi nuisible que les moustiques. De faible constitution, les kenders n’atteignaient guère plus de quatre pieds de haut. Celui-ci était aussi grand que Flint, mais sa petite carrure et son faciès enfantin le faisaient paraître plus petit. Il portait une culotte bleu vif qui contrastait avec son gilet de fourrure et sa tunique grossièrement tissée. Ses yeux noisette luisaient de malice et son visage arborait un sourire allant d’une oreille à l’autre. Il fit une ironique courbette qui projeta la masse de ses cheveux noués – sa fierté – par-dessus son visage. Il releva la tête, hilare. L’éclat métallique que Tanis avait capté dans le buisson provenait des sacs qu’il portait autour de la taille et sur les épaules.
Appuyé sur son bâton, Tass les regardait en souriant. C’était ce bâton qui avait produit le son étrange. Tanis aurait dû le reconnaître sur-le-champ, car il avait vu le kender décourager des assaillants rien qu’en le faisant tournoyer dans les airs. L’extrémité du bâton en bois de saule se terminait par une fourche garnie d’un lacet de cuir. Bien que méprisée par les autres peuples de Krynn, cette invention bruyante était plus qu’un outil de défense pour les kenders. C’était leur symbole. « Le bâton hurleur ouvre des voies nouvelles », affirmait l’un de leurs dictons les plus populaires. Il en appelait immédiatement un autre : « Une voie nouvelle ne le reste jamais longtemps ».
Soudain Tasslehoff se précipita vers eux, les bras tendus.
— Flint !
Le kender referma les bras sur le nain qu’il souleva de terre. Embarrassé, Flint répondit mollement à l’accolade, et recula. Tasslehoff grimaça un sourire et se tourna vers le demi-elfe.
— Mais qui vois-je ? Tanis ! Avec ta barbe, je ne t’avais pas reconnu ! s’exclama-t-il en lui ouvrant ses petits bras.
— Non merci, dit Tanis, repoussant le kender avec un sourire. Je tiens à ma bourse.
Consterné, Flint tâta sa tunique.
— Espèce de salopard !
Il se jeta sur le kender, qui se tordait de rire. Tous deux roulèrent dans la poussière.
Amusé, Tanis tira Flint par la tunique puis le lâcha brusquement. Il avait entendu un cliquetis de mors et le halètement d’un cheval. Il saisit son épée. Mais avoir été alerté ne lui donnait pas pour autant l’avantage.
Les yeux fixés sur les buissons, il attendit de pied ferme. Une silhouette juchée sur un poney aux pattes velues sortit de l’ombre. Dans le visage cendreux et ridé du cavalier, deux petits yeux porcins brillaient sous un casque vaguement militaire. Des bourrelets de graisse molle débordaient des pièces d’armure prétentieuses dont il était couvert.
Une odeur singulière vint chatouiller désagréablement les narines de Tanis. Un hobgobelin ! se dit-il. Il abaissa son épée et flanqua un coup de pied à Flint, qui éternua bruyamment, retombant assis sur le kender.