Une grande jeune fille rousse apparut derrière lui, portant des cruches de bière.
Caramon sourit.
— Maintenant, Tanis, devine qui c’est. Toi aussi, Flint. Si vous trouvez, j’offre la tournée.
Heureux de la diversion, Tanis regarda la jeune fille. Des boucles cuivrées encadraient son visage semé de taches de rousseur et ses yeux verts brillaient de gaieté. Ses yeux-là lui disaient quelque chose.
— Je donne ma langue au chat, avoua Tanis. Pour les elfes, les humains changent si rapidement d’apparence que nous ne nous y retrouvons plus. J’ai cent deux ans, mais pour vous j’ai l’air d’en avoir trente. Et pour moi, ces cent ans en paraissent trente. Cette jeune fille devait être une enfant lorsque nous avons quitté le pays.
— J’avais quatorze ans. À en croire Caramon, j’étais si laide que mon père aurait dû finir par payer pour qu’on m’épouse.
— Tika ! s’exclama Flint en tapant du poing sur la table. Tu n’as qu’à l’acheter, espèce de grand benêt ! dit-il à Caramon.
— Ce n’est pas du jeu, rit le géant, elle vous a donné des indications.
— Les années ont prouvé que ce malotru avait tort, dit Tanis en souriant. J’ai fait bien du chemin. Crois-moi, tu es l’une des plus jolies filles que j’ai vues dans le pays de Krynn.
Tika rougit de plaisir. Puis elle reprit son sérieux.
— Pendant que j’y pense, Tanis, dit-elle en sortant un objet cylindrique de sa poche, c’est arrivé aujourd’hui pour toi. De manière étrange.
Tanis fronça les sourcils et prit le petit étui d’ébène, qui contenait un parchemin. Il le déroula et eut un pincement au cœur en reconnaissant l’impétueuse écriture noire.
— C’est Kitiara, dit-il d’une voix brisée. Elle ne viendra pas.
Il y eut un silence.
— C’est le bouquet ! Le cercle est rompu, le serment renié. Plutôt mauvais signe, dit Flint en secouant la tête. Un sinistre présage !
3
Le chevalier de Solamnie. La réception du vieillard.
Raistlin et Caramon échangèrent un regard qui leur suffit à se comprendre. C’était un instant rare, car les jumeaux témoignaient rarement des liens étroits qui les unissaient. Kitiara était leur demi-sœur aînée.
— Kitiara ne romprait pas un serment sans qu’un serment plus fort l’y contraigne, dit Raistlin.
— Que dit-elle dans la lettre ?
— Ses devoirs auprès de son nouveau seigneur la retiennent, résuma Tanis. Elle exprime ses regrets et envoie ses meilleures pensées et son amour à ses frères et à… C’est tout !
— Son amour… à qui ? questionna Tass. Aïe ! cria-t-il à l’intention de Flint qui venait de lui écraser les orteils. Oh ! lâcha-t-il enfin, gêné de sa maladresse.
— Savez-vous ce qu’elle veut dire ? demanda Tanis aux jumeaux. Qui est le nouveau seigneur dont elle parle ?
— Avec Kitiara, qui sait ? répondit Raistlin en haussant les épaules. Nous l’avons vue pour la dernière fois ici, dans cette auberge, il y a cinq ans. Elle devait aller vers le nord avec Sturm. Nous n’avons pas entendu parler d’elle depuis. Quant au nouveau seigneur, je dirais que nous savons pourquoi elle a rompu le serment : elle a juré allégeance à quelqu’un d’autre. Après tout, c’est une mercenaire.
— Oui, admit Tanis. (Il remit le parchemin dans son écrin et se tourna vers Tika.) Tu disais que la lettre était arrivée dans d’étranges circonstances ?
— Un homme l’a apportée ce matin. Du moins, l’ai-je pris pour un homme. Il était enveloppé des pieds à la tête de vêtements hétéroclites. Je n’ai pas pu voir son visage. Sa voix était sifflante et il avait un accent étrange. « Remets cela à Tanis Demi-Elfe », a-t-il dit. Je lui ai objecté que tu n’étais pas ici et que je ne t’avais pas vu depuis plusieurs années. « Il viendra », a dit le messager. Puis il est parti. C’est tout ce que je peux te dire. Le vieil homme là-bas l’a vu, dit-elle en montrant le vieillard assis devant le feu. Demande-lui s’il a noté quelque chose d’autre.
Tanis approcha du vieil homme occupé à raconter une histoire à un enfant ébloui.
— Voici quelqu’un qui pourra t’en dire plus long, jeta soudain le nain.
Tanis se tourna vers la porte de l’auberge.
— Sturm ! s’exclama-t-il avec chaleur.
Tous s’étaient retournés, sauf Raistlin, qui recula dans l’ombre.
Une grande silhouette en armure et cotte de mailles portant le symbole de l’Ordre de la Rose se tenait sur le seuil. Les buveurs s’interrompirent pour le regarder. C’était un Chevalier Solamnique, et ceux-ci ne jouissaient plus d’une très bonne réputation dans le nord. La rumeur dénonçant leurs mœurs corrompues s’était répandue jusque dans le sud. Les rares habitants de Solace qui reconnurent Sturm haussèrent les épaules et se détournèrent. Les autres continuèrent de l’observer. Il était rare, en période de paix, de rencontrer un chevalier en armure dans une auberge. Mais il était encore plus rare d’en voir un dans un équipement qui datait du Cataclysme !
Sturm accueillit comme son dû les regards et les accolades. Il caressait sa grosse moustache, attribut symbolique des chevaliers, aussi archaïque que son armure. Portant avec fierté les atours des Chevaliers Solamniques, il en avait l’habileté et la bravoure traditionnelles.
Il fit entrer à sa suite un homme de haute taille et une femme enveloppée de fourrures, vers laquelle il s’inclina avec une déférence désuète.
— Regarde-moi ça. (Caramon hocha la tête avec admiration.) Le galant chevalier prête main à la gente dame. Je me demande où il a bien pu dénicher ces deux-là ?
— Ce sont des barbares des plaines, dit Tass, ils portent le costume de la tribu Que-Shu.
Ses deux compagnons déclinèrent apparemment l’offre de Sturm, car ils s’éloignèrent.
Tanis vint à la rencontre de Sturm, qui fendait la foule d’un pas altier. Ils s’embrassèrent avec effusion, puis reculèrent pour se regarder.
Sturm n’avait pas changé, nota Tanis, à part quelques rides et des cheveux blancs supplémentaires. Sa cape était plus usée, et sa cuirasse avait essuyé de nouveaux coups. Mais sa moustache était toujours aussi impeccable que son bouclier, et ses yeux bruns exprimaient la joie de revoir ses amis.
— Tu portes à présent une barbe ! lança-t-il gaiement à Tanis.
Le chevalier vint saluer Caramon et Flint, tandis que Tasslehoff disparaissait pour aller lui chercher de la bière.
— Je te salue, chevalier, murmura Raistlin dans son coin.
— Raistlin, fit Sturm d’un air solennel.
Le magicien retira sa capuche. Le chevalier était trop bien élevé pour laisser paraître sa stupéfaction. Mais ses yeux s’agrandirent. Tanis réalisa que le jeune magicien prenait un plaisir cynique à observer la mine déconfite de ses amis.
— Veux-tu que je t’apporte quelque chose, Raistlin ? demanda Tanis.
— Non merci, répondit le mage en se retirant dans l’ombre.
— Il ne mange presque rien, dit Caramon avec irritation. On dirait qu’il vit de l’air du temps.
— Comme certaines plantes, déclara Tass en apportant de la bière à Sturm. Elles tirent leur subsistance de l’atmosphère, non de la terre.
— Vraiment ? fit Caramon, incrédule.
— Je ne sais lequel des deux est le plus idiot, commenta Flint. Bon, nous sommes tous là. Alors, quelles sont les nouvelles ?
— Tous ? (Sturm interrogea Tanis du regard.) Et Kitiara ?
— Elle ne vient pas. Nous comptions sur toi pour en apprendre davantage.
— C’était en vain, fit le chevalier en fronçant les sourcils. Nous sommes partis ensemble vers le nord et nous nous sommes séparés après le bras de mer, en Ancienne Solamnie. Elle allait rendre visite à des parents de son père. C’est la dernière fois que je l’ai vue.
— Bon, il faudra nous contenter de cela, soupira Tanis. Et ta famille, Sturm ? As-tu trouvé ton père ?