— Ce sont des traces d’êtres humains et de rats, mais il y en a d’autres, indéfinissables. Le nain avait raison, les draconiens et les hobgobelins n’ont jamais mis les pieds ici. Ce qui me trouble, c’est que les empreintes de rats s’arrêtent devant le couloir de droite. Celles que je n’identifie pas s’arrêtent devant celui de gauche.
— Quel couloir choisissons-nous ? demanda Tanis aux compagnons.
— Aucun des deux ! déclara Ebène. Retournons sur nos pas.
— Il n’est pas question de rebrousser chemin, répliqua Tanis. Je te laisserais bien partir, mais…
— … Tu n’as pas confiance en moi, acheva Ebène à sa place. Je ne peux pas t’en vouloir, Tanis. J’ai dit que je vous aiderais, et je le ferai. Alors, à gauche ou à droite ?
— À droite, c’est mauvais, dit Raistlin.
— Gilthanas ? interrogea Tanis. As-tu la moindre idée où nous sommes ?
— Non, Tanthalas. Selon la légende, il existe plusieurs sorties du Sla-Mori sur Pax Tharkas. Elles sont toutes restées secrètes. Les seuls elfes à avoir accès à cet endroit étaient les prêtres qui célébraient les morts. Que nous prenions l’un ou l’autre…
— Ce sera celui de gauche, dit Tanis, puisque Raistlin redoute celui de droite.
Sur plusieurs centaines de pas, les compagnons suivirent la lueur du bâton de Raistlin. Ils débouchèrent dans un grand espace sombre qui avait dû être une salle de cérémonie. Deux rangées de sept colonnes, dont certaines s’étaient brisées sur le sol, couraient tout autour de l’immense salle aux murs craquelés partiellement affaissés, un souvenir du Cataclysme. Au fond de la salle, se dressaient deux grandes portes de bronze.
Raistlin avança. Les autres le suivirent, l’épée au poing. Soudain, Caramon poussa un cri de surprise. Le mage se précipita pour éclairer ce que le guerrier montrait du doigt.
Devant eux se trouvait un trône de granit flanqué de deux grandes statues aux yeux vides et occupé par le squelette d’un homme dont la mort avait effacé les caractéristiques raciales. Ses vêtements avaient perdu leur éclat, mais la couronne qui surmontait son crâne aux orbites creuses brillait de tous ses feux. Les restes d’une main décharnée étaient refermés sur la garde d’une épée toujours dans son fourreau.
Gilthanas tomba à genoux.
— Kith-Kanan, murmura-t-il. Nous sommes dans la Salle des Ancêtres, où il a été enseveli. Personne n’est entré ici depuis la disparition des prêtres pendant le Cataclysme.
Tanis regardait le trône avec intensité. Envahi par un sentiment inconnu, il s’agenouilla devant le plus grand des rois elfes.
— Fealan thalos, im murquanethi. Sai Kith-Karanoth murtari larion, murmura-t-il.
— Quelle belle épée ! fit Tass, dont la voix aiguë déchira le silence. (Tanis lui jeta un regard sévère.) Je ne voulais pas la prendre ! J’ai seulement fait remarquer l’existence d’un objet intéressant !
Tanis se releva.
— N’y touche pas, dit-il gravement au kender.
Tass regarda l’épée de plus près. Raistlin en fit autant, puis murmurera des mots étranges :
— Tsaran korilath ith hakon.
Il promena la main au-dessus de l’arme en décrivant une figure. L’épée s’anima d’une lueur rougeâtre.
— Elle est ensorcelée, déclara le mage avec un sourire.
— Par un bon ou un mauvais sort ? interrogea Tass.
— Il m’est impossible de le savoir. Mais si personne ne l’a touchée jusqu’à présent, je ne me risquerais pas à le faire !
Tandis que le kender luttait contre la tentation de désobéir à Tanis, sachant qu’il courait au-devant de grands dangers, les autres sondèrent les parois à la recherche de portes secrètes. Flint leur tint une conférence sur l’art et la manière des nains de construire des passages dérobés. Gilthanas se dirigea vers les grandes portes de bronze, dont l’une, légèrement entrebâillée, était gravée d’une carte de Pax Tharkas. Raistlin fit de la lumière et ils étudièrent le tracé.
Au bout d’un moment, Flint interpella le kender :
— Tasslehoff, bon à rien, viens donc par ici, c’est ta spécialité ! Tu te vantes de trouver les portes secrètes derrière lesquelles dorment de fabuleux trésors ! Donc agis !
Le kender approcha. Soudain, il se figea, dressant l’oreille.
— Qu’est-ce que ça peut bien être ? s’interrogea-t-il, la tête penchée.
— Quoi donc ? demanda Flint d’un ton absent.
— Une sorte de frottement, dit le kender d’un air perplexe. Là, derrière cette porte…
Tanis releva la tête ; il avait appris à apprécier l’ouïe particulièrement fine du kender. Il avança vers Gilthanas et Raistlin, qui examinaient la carte de bronze. Le mage fit un pas en arrière. Une odeur putride jaillit de la porte, qui s’était ouverte. Chacun put entendre distinctement un frottement accompagné d’un bruit de succion.
— Ferme la porte ! jeta hâtivement Raistlin.
— Caramon ! Sturm ! cria Tanis.
Les deux guerriers se précipitèrent et, aidés d’Ebène, pesèrent de tout leur poids sur les battants. En vain. La porte s’ouvrit en grand. Dans le fracas du bronze frappant les parois, une monstrueuse créature rampante apparut.
— Mishakal, viens-nous en aide ! s’écria Lunedor en se plaquant contre le mur.
En dépit de ses dimensions gigantesques, le monstre progressait rapidement. Le frottement provenait de l’énorme corps qu’il devait traîner sur le sol.
— Une limace ! constata le kender sur le ton d’un explorateur dénichant un spécimen rare. Mais regardez la taille de cette bête ! Je me demande ce qu’elle peut bien manger pour…
— Nous, imbécile ! s’écria Flint avant de tirer Tass par le collet pour le soustraire au jet de bave que crachait le monstre.
Au bout de ses antennes, les yeux du monstre scrutaient tous les coins de la salle. Pourtant, c’était grâce à son flair que la bête repérait les rats, et le gibier qu’elle venait de détecter était autrement plus intéressant. Elle cracha donc des jets de bave paralysante sur ses proies.
Le kender et le nain esquivèrent de justesse le mortel liquide. Sturm et Caramon, l’épée brandie, chargèrent la bête. La lame de Caramon ne pénétra pas d’un pouce dans sa chair caoutchouteuse, mais l’épée à deux mains de Sturm lui transperça l’arrière-train. Fou de douleur, le monstre se tourna vers le chevalier, tandis que Tanis attaquait à son tour.
— Tanthalas ! Surpris, Tanis s’arrêta et tourna la tête vers l’entrée de la salle.
— Laurana !
Ayant reniflé le demi-elfe, la bête lui envoya un jet de salive qui tomba sur son épée et commença à corroder le métal. Bientôt, la lame fondit entre ses mains, brûlant sa chair et dégoulinant jusqu’à son bras. Tanis poussa un hurlement et tomba à genoux.
— Tanthalas ! s’écria Laurana en courant vers lui.
— Arrêtez-la ! gémit Tanis.
La gigantesque limace approchait. Lunedor, effrayée, courut auprès de Tanis. Rivebise se plaça devant eux pour les protéger.
— Dépêchez-vous de filer ! lâcha Tanis, les dents serrées.
Lunedor prit la main blessée du demi-elfe entre les siennes et implora la déesse. Rivebise avait encoché une flèche et tira sur la limace. Le projectile l’atteignit au cou, ce qui suffit à la détourner de Tanis. Le demi-elfe se releva, la main guérie, mais l’épée hors d’usage. Entraînant Lunedor avec lui, il battit en retraite.
Raistlin courut vers Fizban.
— C’est le moment de lancer ta boule de feu, vieil homme ! haleta le magicien.
— Vraiment ? répondit Fizban, rayonnant de bonheur. Magnifique ! (Il se gratta la tête avec perplexité.) Quelle était donc la formule ?