— Et la légende est réalité ! souffla Raistlin, agrippé au bras de Tanis.
Les énormes blocs de pierre glissèrent sur leurs gonds, qui grincèrent de façon sinistre. Par les portes largement ouvertes, un courant d’air glacial traversa leurs corps jusqu’à l’engourdissement. Derrière les portes se mouvaient des formes indistinctes.
— Les gardes ! Les empreintes indéfinissables étaient les leurs ! s’écria Raistlin, affolé. Des empreintes d’êtres humains qui n’en sont plus ! Nous sommes perdus ! Contrairement aux spectres du Bois des Ombres, ceux-ci n’ont qu’une chose en tête : anéantir les auteurs du viol de la sépulture royale.
— Il faut tenter quelque chose ! dit Tanis en se dégageant de l’étreinte du mage.
Il avança vers une des portes et se trouva bloqué par deux revenants.
— N’avancez pas ! cria Tanis aux compagnons. Restez à distance ! Qui est-ce ? Fizban ! Non, mon vieux, il faut que tu t’éloignes. Ce sont des gardes morts…, des spectres !
— Calme-toi, murmura le vieillard. Vous, les jeunes, vous vous affolez pour un rien.
Il se retourna et fit entrer Lunedor.
— Tout va bien, Tanis, dit-elle avec douceur. (Elle entrouvrit sa cape : l’amulette s’était auréolée de bleu.) Fizban affirme qu’ils nous laisseront passer s’ils voient mon pendentif. Au moment où il le disait, le bijou s’est illuminé !
— Pas question ! rétorqua Tanis, prêt à ordonner la retraite.
Mais Fizban le retint d’un index brandi.
— Tu es un brave garçon, Tanis, dit-il, mais tu te fais beaucoup trop de souci. Maintenant détends-toi et renvoyons ces pauvres hères à leur sommeil éternel. Dis aux autres de venir, s’il te plaît.
Trop abasourdi pour proférer une parole, Tanis s’effaça devant Lunedor et Rivebise qui défilèrent lentement devant les spectres alignés. Après le passage de la jeune femme, les gardes retournaient à leur posture figée ; l’atmosphère maléfique disparaissait au fur et à mesure qu’elle avançait.
Les autres la suivirent de près, à l’exception de Tass, qui ne put s’empêcher d’examiner une grande silhouette vêtue d’une splendide armure gisant sur sa pierre tombale. Sa curiosité admirative concernait le blason royal, dont il n’arrivait pas à déchiffrer la devise.
— « Fidèle par-delà la mort », traduisit Tanis.
Au bout de la crypte, ils découvrirent un grand portail de bronze que Lunedor ouvrit sans difficulté. Ils suivirent un vestibule triangulaire se terminant sur deux portes. Après une brève discussion, Tanis décida qu’on emprunterait celle de droite.
— Encore une autre pièce…, dit Tass en l’ouvrant avec facilité.
Éclairés par le bâton de Raistlin, les compagnons y pénétrèrent sur la pointe des pieds. La salle était ronde et d’un diamètre d’au moins cent pieds. À l’autre bout se dressait une porte de plus, et au centre…
— Regarde, Flint, une colonne creuse ! s’exclama Tass en riant. De fameux architectes, les nains qui ont construit une colonne creuse ! gloussa-t-il.
— S’ils l’ont fait, c’est qu’ils avaient une bonne raison, répondit Flint en écartant le kender pour examiner l’objet. Hum… ! Ce n’est pas une colonne, cervelle d’oiseau ! explosa-t-il. C’est une énorme chaîne ! Regarde donc, elle est arrimée au sol par des crochets de fer.
— Alors nous sommes dans la Salle de la Chaîne ! s’exclama Gilthanas. Voilà le fameux mécanisme qui sert à défendre Pax Tharkas. Nous sommes pratiquement à l’intérieur de la forteresse.
Les compagnons lorgnèrent la gigantesque chaîne d’un air incrédule. Chacun de ses maillons était aussi grand que Caramon et aussi épais que le tronc d’un arbre.
— Comment ça marche ? demanda Tass en essayant d’attraper la chose pour y grimper. Où mène-t-elle ?
— C’est la chaîne qui conduit au mécanisme proprement dit, répondit Gilthanas. Quant au fonctionnement, il faut demander au nain, car je n’y connais rien. En détachant la chaîne des crochets où elle est arrimée, on libère d’énormes blocs de pierre qui s’abattent devant les portes des remparts de la forteresse. Aucune force en Krynn ne peut alors les ouvrir.
« — Regardez ! s’exclama Gilthanas, pointant un doigt vers le nord de la salle. Une entrée dérobée ! »
— Flint, va voir d’abord où elle mène, ordonna Tanis.
— À un couloir semblable à tous les autres, cria bientôt Flint de l’autre bout de la pièce.
— Mais le chemin de Pax Tharkas emprunte une porte secrète, j’en suis sûr ! protesta Gilthanas.
Avant que quiconque ait pu réagir, il se baissa et retira une pierre de la paroi. La porte s’ébranla puis s’ouvrit sur une grande salle remplie d’objets scintillants sous une épaisse couche de poussière.
— La salle du trésor ! s’écria Ebène. Nous avons trouvé le trésor de Kith-Kanan !
— Ce n’est que de l’or, dit froidement Sturm. Sans valeur, par les temps qui courent ; seul le fer en a une…
Sa voix grave s’étrangla, ses traits se tordirent d’épouvante.
— Qu’y-a-t-il ? s’écria Caramon, alarmé.
— Je sais très bien ce qui se passe ! s’exclama Raistlin, haletant, la main en visière devant les yeux. C’est l’esprit d’un elfe noir ! Je savais qu’il ne fallait pas ouvrir cette porte !
— Faites quelque chose ! dit Ebène en titubant.
— Rengainez vos armes, imbéciles ! Le fer ne peut rien contre un esprit ! Son contact est mortel, et s’il pousse le moindre cri entre ces murs, nous sommes perdus. Les aigus de sa voix suffisent à tuer. Courez ! Dépêchez-vous ! Par la porte sud, au fond de la salle !
Les compagnons se tournaient vers l’huis en question quand les ténèbres de la salle du trésor se muèrent en une forme féminine opalescente d’une beauté à glacer les sangs : une elfe maléfique d’un autre âge, condamnée à ce sort pour des crimes inavouables. Les magiciens elfes l’avaient contrainte à demeurer la gardienne du trésor pour l’éternité. À la vue des humains, le spectre tendit les mains vers la chaleur de leurs corps et hurla sa douleur et sa haine pour tout ce qui était vivant.
Les compagnons avaient fait volte-face vers les portes de bronze et prenaient la fuite. Dans sa précipitation, Caramon bouscula son frère, qui trébucha et laissa choir son bâton. Le cristal magique, que seul le souffle d’un dragon pouvait éteindre, continua de luire au ras du sol, plongeant le reste de la salle dans l’obscurité.
Voyant ses proies lui échapper, l’esprit vola à leur suite. Il effleura la joue d’Ebène, qui, sous le choc, poussa un hurlement et s’effondra. Sturm le traîna sur le sol tandis que Raistlin réussissait à ramasser son bâton.
— Tout le monde est là ? demanda Tanis, hésitant à refermer la porte.
Un grognement sourd s’éleva, si terrifiant que le cœur de Tanis s’arrêta de battre. Il osait à peine respirer. Puis le grognement cessa, et le demi-elfe respira. Sans doute l’esprit reprenait-il son souffle pour pousser un cri encore plus déchirant.
— Pas le temps de vérifier ! haleta Raistlin. Ferme la porte, frère !
Caramon poussa de toutes ses forces les lourds battants de bronze qui se refermèrent avec un vacarme retentissant.
— Cela ne l’arrêtera pas ! cria Ebène, pris de panique.
— Non, mais je peux jeter un sort sur cette porte, bien que je n’aie plus beaucoup de force. Je vous conseille de fuir pendant qu’il en est encore temps. Si ça ne marche pas, j’essaierai de retenir l’esprit d’une manière ou d’une autre.
— Rivebise, emmène les autres, ordonna Tanis. Moi, je resterai avec Caramon et Raistlin.
— Kalis-an budrunin…
Un froid glacial s’abattit sur le mage, l’empêchant de se concentrer sur sa formule magique.
L’elfe noire ! Elle tentait de résister au sort de Raistlin. Les images de son combat avec un autre elfe noir, dans la Tour des Sorciers, défilèrent devant les yeux du mage. Il fit un effort intense pour chasser ce souvenir sinistre qui lui brouillait l’esprit. Mais il sentit qu’il perdait inéluctablement le contrôle de lui-même. La formule lui était complètement sortie de la tête !