Rivebise provoqua un deuxième incident. Sur un ton définitif, il déclara que jamais il ne s’habillerait en femme. Aucun argument ne réussit à le faire changer d’avis.
Lunedor prit Tanis à l’écart. Elle lui expliqua que, dans leur tribu, un guerrier qui s’était montré lâche devait porter des vêtements féminins jusqu’à ce qu’il ait expié.
Après force discussions, il fut décidé que Rivebise s’envelopperait dans une cape et marcherait courbé en deux comme une vieille matrone.
Bientôt ce fut l’heure d’apporter à dîner aux mineurs. Raistlin, qui avait toussé tout l’après-midi, décréta qu’il était trop faible pour les accompagner.
— Vous n’avez pas besoin de moi ce soir, murmura-t-il d’une voix éteinte. Laissez-moi ici, il faut que je dorme.
— Qu’il reste tout seul ne me plaît guère…, commença Gilthanas.
Il fut interrompu par des bruits de pas et de marmites qui s’entrechoquent. La porte de la geôle s’ouvrit sur deux gardes qui empestaient le vin.
— Allez-y ! dit l’un d’une voix rauque.
Les « femmes » quittèrent leur prison et rejoignirent les six nains des ravins qui transportaient des ragoûts aux relents nauséabonds.
Les compagnons parvinrent sans encombre à la mine, car les quelques gardes qu’ils croisèrent ne prêtèrent pas attention à ce convoi de routine. Les prisonniers furent conduits pour la nuit dans les grottes, les soldats retournant surveiller les nains des ravins attelés au travail épuisant de la forge ; Verminaar ne faisait pas surveiller les hommes enfermés pour dormir, il savait qu’ils ne s’enfuiraient pas.
Effectivement, ces gens-là n’iront nulle part, songea Tanis, confronté à l’évidence. Il fallait se l’avouer, ils n’iraient nulle part. Ils regardaient sans conviction Lunedor qui leur parlait. Pour eux, elle n’était qu’une étrangère, une barbare aux vêtements et à l’accent bizarres, qui leur racontait une histoire de dragon périssant dans des flammes bleues dont elle était sortie indemne, en brandissant un jeu d’anneaux de platine pour les convaincre.
Le plus virulent des prisonniers fut Hederick, le Théocrate de Solace. Il accusa la femme de Que-Shu d’être une sorcière et rappela l’incident de la cheminée, à l’auberge de Solace. Les hommes écoutèrent mollement son réquisitoire. Après tout, les Questeurs n’avaient pas arrêté les dragons.
Cependant certains prisonniers s’intéressaient au plan d’évasion. Ils supportaient la faim et les coups, vivaient dans la crasse et la vermine, et savaient qu’ils seraient exterminés aussitôt la mine épuisée. Mais les Questeurs qui, même en prison, restaient des chefs, s’opposèrent à un plan si risqué.
Les discussions allaient bon train. Les hommes se disputaient, criant à qui mieux mieux. Tanis n’avait pas prévu pareille réaction. Combien de temps allaient durer ces arguties ? Malheureuse de voir sa foi mise en doute, Lunedor était au bord des larmes.
— Ces humains sont stupides ! souffla Laurana à Tanis.
— Non, s’ils étaient stupides, ce serait plus facile. Nous ne leur avons rien promis, et nous leur demandons de risquer la seule chose qu’il leur reste : la vie. Tout ça pourquoi ? Pour aller se battre dans les collines ! Ici, ils sont encore en sécurité, du moins pour l’instant.
— Mais comment peut-on tenir à la vie dans des conditions pareilles ? demanda Laurana.
— C’est une excellente question, jeune fille, répondit une voix hésitante.
Laurana et Tanis se retournèrent. Maritta était agenouillée devant un vieillard étendu sur une paillasse dans un coin de la geôle. Dévoré par la maladie et les privations, il paraissait sans âge. Tendant la main à Laurana et à Tanis, il tenta de se relever. Maritta lui prodigua quelques paroles apaisantes, auxquelles il réagit avec irritation :
— Je sais que je suis à l’agonie, femme ! Ce qui ne signifie pas que je doive m’ennuyer à mourir ! Amène-moi la barbare !
Tanis interrogea Maritta du regard.
— C’est Elistan, répondit-elle, l’un des Grands Questeurs de Haven. Les gens le respectaient et l’aimaient. Il a été le seul à s’opposer au seigneur Verminaar. Mais personne ne l’a écouté, nul ne voulait entendre…
— Tu parles de lui comme s’il était mort. Il vit encore, à ce que je vois…
— Il n’en a plus pour longtemps, dit Maritta en essuyant une larme. Je connais la maladie qui le ronge, mon père en est mort. Il a souffert le martyre ces derniers jours ; les douleurs se sont arrêtées, sa fin est proche.
— Peut-être bien que non, dit Tanis. Lunedor est prêtresse, elle peut le guérir.
— Possible, répliqua Maritta, sceptique, mais j’en doute. Ne donnons pas de faux espoirs à Elistan. Qu’il meure en paix.
— Lunedor, cet homme veut te voir, dit Tanis, entraînant la jeune femme auprès du vieillard.
Elistan leva les yeux sur la prêtresse.
— Jeune femme, dit-il gravement, tu prétends porter la parole des anciens dieux. S’il est vrai que ce sont les hommes qui se sont détournés des divinités et non l’inverse, comme nous l’avions cru, pourquoi ont-ils attendu si longtemps pour se manifester ?
Lunedor s’agenouilla près du mourant et donna sa réponse :
— Imagine que tu traverses un bois, et que tu portes avec toi ton bien le plus précieux… une gemme rare. Une bête féroce se jette sur toi. Tu laisses choir ta pierre précieuse et tu t’enfuis. Quand tu te rends compte que tu l’as perdue, tu as trop peur pour retourner dans le bois. Alors tu rencontres quelqu’un qui te propose une autre pierre. Au fond de toi, tu sais qu’elle ne peut avoir la valeur de celle que tu as perdue, mais tu es trop effrayé pour retourner la chercher. Cela n’empêche pas que ta pierre gît toujours dans le bois, brillant sous les feuilles, attendant ton retour.
— Bien sûr, la pierre est là, espérant que nous revenions la chercher, dit Elistan d’une voix faible. Quels fous avons-nous été ! J’aimerais avoir le temps de connaître tes dieux…
Lunedor parut aussi pâle que le mourant.
— Tu en auras le temps, dit-elle, prenant ses mains dans les siennes.
Tanis les regardait avec émotion quand il sentit une main se poser sur son épaule. Sturm et Caramon se tenaient derrière lui.
— Que se passe-t-il ? demanda le demi-elfe. Les gardes arrivent ?
— Pas encore, répondit Sturm, mais cela ne va pas tarder. Ebène et Gilthanas ont disparu.
La nuit était descendue sur Pax Tharkas.
De retour dans son antre, Pyros s’adonnait à sa manie d’aller et venir malgré les dimensions exiguës de l’endroit. Il finit par se calmer et s’étendit, la tête appuyée sur le sol, les yeux fixés sur la porte. Il ne remarqua pas les deux paires d’yeux qui le regardaient du haut du balcon supérieur.
On frappa à la porte. Deux gobelins apparurent, traînant une masse informe derrière eux.
— Un nain des ravins ! grogna Pyros. Verminaar a perdu la tête ! Il ne croit quand même pas que je vais manger ça !
Sestun se terra dans un coin et ne bougea plus. Les gobelins se hâtèrent de prendre congé. On frappa de nouveau à la porte. Pyros reconnut le signal ; ses yeux étincelèrent.
— Entre !
Une silhouette encapuchonnée se glissa dans l’antre.
— Conformément à tes ordres, je suis là, Ambre.
— C’est bon, répondit Pyros. Enlève ta capuche. J’aime bien regarder les gens en face.
Une exclamation étouffée lui parvint, venue des hauteurs. Pyros leva les yeux, se demandant s’il allait s’envoler pour voir de quoi il s’agissait. Mais le nouveau venu monopolisa son attention.
— Je dois faire vite, Majesté, pour qu’on ne remarque pas mon absence. De plus, je dois faire mon rapport au seigneur Verminaar.