Surpris par cette attaque imprévisible, Pyros évita de justesse les crocs mortels de la vieille folle. Le choc abîma une aile de Matafleur, ce dont Pyros tira avantage, lui labourant le ventre de ses griffes. De douleur, la bête vacilla en arrière.
Pyros s’était défendu, sans égard pour son cavalier. Pendant l’affrontement, Verminaar perdit l’équilibre et tomba dans la cour. Indemne, il se releva devant les prisonniers qui, terrifiés s’égayèrent dans tous les sens. Alors il remarqua, près des portes, quatre personnes qui n’avaient pas pris la fuite…
L’apparition de Matafleur et l’attaque portée sur Pyros avaient tiré les prisonniers de leur hébétude. Descendu du ciel parmi eux comme une sorte de dieu malfaisant, Verminaar avait réussit ce qu’Elistan avait tenté en vain de faire. Les rescapés s’étaient mis en route pour les montagnes. Aussitôt, le capitaine de la garde draconienne envoya un messager à l’armée pour la faire revenir.
Les draconiens se ruèrent sur les prisonniers, mais ils ne provoquèrent pas l’effet de panique escompté. Les gens avaient trop souffert d’échanger leur liberté contre de vaines promesses de paix et de sécurité. Entre-temps, tous avaient compris que la paix reviendrait lorsqu’ils seraient débarrassés des monstres qui terrorisaient Krynn. Hommes, femmes, enfants, tous se battirent bec et ongles, utilisant leurs poings, leurs pieds, leurs dents…
Laurana se trouva totalement isolée dans la bataille. Terrorisée, elle s’était repliée contre la muraille, l’épée brandie. Empalé, un homme s’effondra à ses pieds dans une mare de sang. Elle regarda le liquide rouge couler avec une fascination horrifiée. Un draconien, la voyant dans cet état, approcha de cette proie facile. Mais Laurana leva instinctivement son arme et frappa. Pris de court, le draconien fut transpercé. Il s’écroula dans un affreux gargouillis de tripes et de boyaux, puis se changea en pierre, comme Laurana s’y attendait. Avec un détachement dont elle ne se serait pas crue capable, elle attendit que le cadavre tombe en poussière pour récupérer son épée.
Le soleil fit briller la lame encore ensanglantée.
Laurana regarda autour d’elle mais ne vit ni Tanis, ni les autres. Ils étaient peut-être morts. Allait-elle mourir aussi d’un instant à l’autre ?
Elle leva les yeux vers le soleil. Le monde lui apparut sous un jour nouveau. Chaque caillou, chaque feuille lui semblait d’une réalité suraiguë, d’une intensité inconnue. Une brise odorante souffla du sud, chassant l’orage qui obscurcissait le ciel de son pays natal. Délivrée de son carcan de peur, Laurana laissa ses pensées s’envoler au-delà des nuages.
Elle fit miroiter son épée sous le soleil.
14
Le seigneur des Dragons. Les enfants de Matafleur.
Verminaar jaugea les quatre hommes qui approchaient de lui à pas lents. Ce n’étaient pas des esclaves. Soudain, il reconnut les compagnons de voyage de la prêtresse aux cheveux d’or. Ceux qui avait tué le dragon noir de Xak Tsaroth, qui s’étaient échappés de la caravane d’esclaves et introduits dans Pax Tharkas. En quelque sorte, de vieilles connaissances… Un chevalier venant d’un glorieux pays disparu ; un demi-elfe revendiquant son humanité ; un magicien malade et difforme ; son frère jumeau, un géant obtus aux gros bras.
Le combat sera intéressant, pensa Verminaar. Il était content d’avoir à se battre au corps à corps. Cela ne lui était plus arrivé depuis longtemps… Avec les années, commander des armées juché sur le dos d’un dragon devenait fastidieux. Cela lui fit penser à Ambre. Il le chercha des yeux, se demandant s’il allait l’appeler pour qu’il lui prête main-forte.
Mais le dragon avait ses propres problèmes. Matafleur avait livré force combats avant même qu’il ne sorte de l’œuf. Ce qu’elle avait perdu en force était compensé par la ruse et l’habileté ; le sang pleuvait dans le ciel embrasé.
Verminaar haussa les épaules et reporta son attention sur les quatre personnages qui avançaient prudemment vers lui. Il entendit le magicien rappeler à ses compagnons qu’ils avaient affaire au prêtre de la Reine des Ténèbres, et qu’il invoquerait sûrement sa déesse. Verminaar savait que ce mage, malgré son jeune âge, disposait de pouvoirs particuliers et qu’il pouvait se révéler redoutable.
Les quatre hommes ne pipaient plus mot. Inutile de parlementer avec l’ennemi. Chacun évaluait la force de l’adversaire. Foncer tête baissée sans réfléchir ne servirait à rien. Il fallait garder la tête froide, sinon la mort seule serait victorieuse.
Les compagnons se répartirent aux quatre coins de la cour pour cerner l’adversaire et lui couper la retraite. Verminaar prit appui sur ses jambes et fit tournoyer Nuitnoire, sa masse d’armes, pour les tenir à distance le temps d’adopter une tactique.
Le prêtre noir serra son arme dans sa main droite et s’élança. L’attaque prit les compagnons au dépourvu. Verminaar atterrit devant Raistlin. Il le saisit fermement par l’épaule et murmura une invocation à la Reine des Ténèbres.
Raistlin hurla. Le corps transpercé de lames invisibles, il s’effondra sur le sol. Caramon bondit sur Verminaar en rugissant. Celui-ci, qui avait prévu le coup, brandit sa masse d’armes et l’abattit sur la tête du guerrier.
— Nuitnoire ! vociféra le seigneur.
Caramon poussa des cris de désespoir ; Nuitnoire l’avait rendu aveugle.
— Au secours, Tanis ! Je ne vois plus rien ! cria-t-il, désemparé.
Avec un ricanement lugubre, Verminaar le frappa de nouveau à la tête. Le grand guerrier tomba comme un bœuf foudroyé.
D’un coup d’œil, le seigneur des Dragons avait repéré l’épée à deux mains du demi-elfe, qui s’était placé pour l’attaquer de flanc. Verminaar se retourna et para le coup avec le manche en chêne de son arme. Les deux combattants se livrèrent à un bras de fer dont Verminaar sortit victorieux. Tanis se retrouva au sol.
Le Chevalier de Solamnie leva son épée pour saluer l’ennemi avant de l’affronter. Cette erreur lui fut fatale. Verminaar en profita pour extraire de sa poche un aiguillon de métal qu’il tendit vers le ciel en invoquant la Reine des Ténèbres. Sturm, qui se dirigeait sur son ennemi, sentit ses membres s’alourdir, puis tout son corps s’immobiliser.
Étendu dans la poussière, Tanis était retenu par une main invisible qui pesait sur lui. Impossible de bouger, ni de tourner la tête. Sa langue refusait de lui obéir. Il entendit les cris de douleur de Raistlin et les invocations de Verminaar à la Reine des Ténèbres. Impuissant, il vit le seigneur des Dragons se retourner sur le chevalier en brandissant sa masse d’armes.
— Baravais, Kharas ! cria le seigneur en langue solamnique.
Parodiant le salut d’honneur des chevaliers, il éleva son arme et visa Sturm à la tête, sachant que son agonie serait la pire des tortures : mourir des mains de l’ennemi.
Mais une main saisit Verminaar par le poignet et arrêta son geste. Médusé, il reconnut les doigts d’une femme. Et sentit qu’une force inconnue contrebalançait la sienne. Le Bien entrait en lutte avec le Mal. Sous la pression de cette main, Verminaar se rendit compte que ses pouvoirs lui échappaient. Il en oublia les paroles de ses prières à la Reine des Ténèbres.
La Reine des Ténèbres ouvrit les yeux et vit un être radieux, revêtu d’une armure étincelante de blancheur apparaître à l’horizon du plan qu’elle habitait. Nullement préparée au retour de cette divinité, elle n’avait pas les moyens de la combattre. Il lui fallait revoir ses projets et changer de tactique, voire envisager pour la première fois la possibilité d’une défaite. Elle ferma les yeux, abandonnant son serviteur à son destin.