Elle était vide.
Sur le seuil, le draconien attendait patiemment.
Kitiara arracha rageusement son heaume et le jeta sur le lit.
— Entre et ferme la porte ! jeta-t-elle par-dessus son épaule.
Les mains sur les hanches, elle contemplait le lit défait d’un air maussade.
— Il est parti.
— Oui, seigneur, chuchota le draconien.
— L’as-tu suivi comme je te l’ai demandé ?
— Bien sûr.
— Où est-il allé ?
Le dos tourné au draconien, Kitiara passa d’un geste las une main dans sa crinière bouclée. Le draconien ne pouvait lire de réactions sur le visage de la jeune femme.
— À l’Auberge des Quais, dans les faubourgs, seigneur.
— Une autre femme ?
— Je ne pense pas, seigneur, répondit le draconien en réprimant un sourire. Je crois que ce sont ses amis. On nous avait signalé des étrangers dans cette auberge, mais ils ne correspondent pas à la description de l’Homme à la Gemme Verte, et nous ne les avons pas interrogés.
— Il y a quelqu’un là-bas pour épier ce qu’il fait ?
— Oui. Si l’un d’eux quitte l’auberge, tu seras avertie immédiatement.
La Dame Noire garda un moment le silence, puis se retourna. Son visage froid exprimait le calme, mais elle était très pâle.
Le draconien songea qu’il y avait bon nombre de raisons à cette pâleur. Il fallait plusieurs heures de vol pour couvrir la distance entre la Tour du Grand Prêtre et Flotsam. Le bruit courait que l’armée du seigneur avait essuyé une cuisante défaite, et que la légendaire Lancedragon était réapparue, ainsi que les orbes draconiens. Ensuite, il y avait l’échec de la capture de l’Homme à la Gemme Verte, que la Reine des Ténèbres recherchait activement, et qui aurait été vu à Flotsam.
Les soucis du seigneur sont donc multiples, songea le draconien, amusé. Pourquoi se préoccuper de cet homme ? Elle avait assez d’amants, tous plus charmants les uns que les autres, et plus empressés que ce morose demi-elfe. Bakaris, par exemple…
— Tu as bien travaillé, dit Kitiara en le renvoyant d’un geste. Tu seras récompensé. Maintenant, laisse-moi.
Le draconien s’inclina, détournant les yeux pour ne pas voir Kitiara, au mépris de toute pudeur, commencer à dégrafer son armure. Avant de disparaître, il surprit le regard avide qu’elle jeta au parchemin posé sur la table.
En entrant dans la pièce, le draconien avait remarqué la fine écriture en caractères elfes couvrant le document. Dès qu’il eut refermé la porte derrière lui, il entendit le fracas d’une pièce d’armure cognant contre le mur à toute volée.
2
La poursuite
Le vent continua de souffler jusqu’au matin. Le son monotone des gouttes d’eau martelant le toit mit les nerfs de Tanis à dure épreuve. Il avait si mal à la tête qu’il regrettait presque les sifflements de la bourrasque. Le ciel gris et bas pesait sur lui comme une chape de plomb.
— La mer sera forte, décréta sentencieusement Caramon.
Après avoir entendu toutes sortes d’histoires de marins à l’Auberge du Cochon Siffleur de Balifor, Caramon se prenait pour un expert en navigation. Comme les autres n’y connaissaient rien, personne ne lui contestait cette prétention. Seul Raistlin arborait un sourire moqueur lorsque son frère, fort de quelques voyages en chaloupe, se mettait à parler comme un vieux loup de mer.
— Il serait peut-être risqué d’appareiller, commença Tika.
— Nous partirons aujourd’hui, déclara Tanis. Nous quitterons Flotsam, et à la nage, s’il le faut !
Les compagnons se regardèrent. Debout devant la fenêtre, le demi-elfe sentit qu’ils échangeaient des regards étonnés dans son dos.
Tout le monde se rassembla dans la chambre des deux frères. Tanis les avait réveillés dès que le vent était tombé, mais le jour ne se lèverait pas avant une bonne heure.
Il se tourna vers eux en soupirant.
— Je suis désolé, je sais que vous trouvez ma décision arbitraire, mais un danger nous menace. Je ne veux pas vous en parler maintenant. Tout ce que je peux vous dire, c’est que nous n’avons jamais connu un tel péril. Nous ne pouvons pas rester dans cette ville. Il faut partir, et vite !
L’angoisse vibrait dans sa voix exagérément émue. Chacun se tut. Au bout d’un moment, Caramon brisa le silence :
— Entendu, Tanis !
— Nous sommes prêts, ajouta Lunedor. Nous partirons quand tu voudras.
— Alors allons-y, dit Tanis.
— Je dois encore rassembler mes affaires, balbutia Tika.
— Dépêche-toi ! lui lança-t-il.
— Je… je vais l’aider, proposa Caramon.
Le grand guerrier, qui portait comme Tanis une armure d’officier volée aux draconiens, sortit de la pièce avec Tika. Lunedor et Rivebise allèrent chercher leur bagage. Raistlin avait dans ses sacoches tout ce dont il aurait besoin : son bâton de mage, ses poudres et le précieux orbe draconien caché dans une insignifiante bourse.
Tanis se sentait transpercé par le regard de Raistlin. Il avait l’impression que ses étranges yeux dorés pénétraient son âme dans ses coins les plus obscurs. Le mage restait muet. Cela enrageait Tanis, qui se demandait pourquoi. Il aurait presque souhaité que Raistlin le questionne ou l’accuse, lui donnant ainsi une chance de se décharger du poids qui l’accablait en disant la vérité, même si celle-ci était lourde de conséquences.
Mais Raistlin ne souffla pas un mot jusqu’au retour de leurs compagnons.
— Nous sommes prêts, déclara Lunedor d’une voix soumise.
Tanis fut incapable de lui répondre. Je vais tout leur dire, décida-t-il. Il respira profondément et se tourna vers eux. Leurs visages exprimaient une telle confiance qu’il ne se sentit pas le cœur de les décevoir. Ils le suivraient sans poser de question. Le demi-elfe ne devait pas détruire leur foi, car ils n’avaient que cela pour vivre. Il ravala, les mots qui lui venaient aux lèvres.
— Parfait, dit-il d’un ton brusque en se dirigeant vers la sortie.
Maquesta Kar-Thaon fut réveillée en sursaut par les coups frappés à la porte de sa cabine. Elle enfila aussitôt ses bottes ; il en fallait plus pour la surprendre.
— Que se passe-t-il ? cria-t-elle.
Un coup d’œil par le hublot lui permit de constater que le vent était tombé, bien que la mer restât agitée, à en juger par le roulis qui berçait le navire.
— Les passagers sont arrivés, répondit la voix de son second.
Quels culs-terreux, songea-t-elle.
— Renvoie-les. Nous ne lèverons pas l’ancre aujourd’hui.
Dehors devait commencer une altercation, car le second répondit vertement à une voix qui semblait en colère. Maquesta se décida à aller voir. Son bras droit, Bass Ohn-Koraf, était un minotaure, une race au tempérament réputé difficile. Il était d’une force herculéenne et tuait sans crier gare à la moindre provocation. Il avait pris la mer pour se faire oublier. Sur un navire comme le Perechon, on ne demandait pas de comptes.
Maquesta sortit en trombe de sa cabine et se campa sur le pont.
— Que se passe-t-il donc ici ? demanda-t-elle avec autorité, tandis que son regard allait de la tête animale de son second à la barbe rousse d’un officier draconien.
Elle reconnut les yeux en amande du barbu, qu’elle toisa d’un air sévère.
— J’ai dit que nous ne partirions pas aujourd’hui, Demi-Elfe, et je pense que…
— Maquesta, coupa Tanis, il faut que je te parle.
Il voulut passer devant le minotaure pour s’approcher d’elle, mais Koraf le repoussa et l’envoya rouler sur le sol. Derrière Tanis, un imposant officier draconien avança d’un pas. L’œil du minotaure s’alluma d’une lueur meurtrière. Il sortit un poignard de sa ceinture.