Le Perechon avait atteint la haute mer. Avec une voilure réduite, il grignotait âprement la distance. Heureusement, il avait le vent en poupe. Le navire voguait vers Kalaman, au nord-ouest de Flotsam. La route passait par le cap de Nordmaar. C’était un détour, mais Maquesta était ravie de s’éloigner des côtes.
Ils avaient la possibilité, avait-elle expliqué à Tanis, de prendre par le nord-est et d’aller à Mithras, le pays des minotaures. Bien que quelques-uns d’entre eux se fussent engagés dans l’armée draconienne, la plupart n’avaient pas juré allégeance à la Reine des Ténèbres. Selon les dires de Koraf, ils exigeaient le contrôle de l’Ansalonie de l’est en échange de leurs services. Or la zone en question venait d’être confiée à un nouveau seigneur draconien, un gobelin du nom de Toede. Les minotaures n’aimaient ni les humains ni les elfes, et encore moins les seigneurs draconiens. Dans le passé, Maquesta et son équipage avaient déjà trouvé refuge à Mithras. Ils pourraient s’y replier le cas échéant.
Ce détour n’enchantait pas Tanis, mais à présent, c’était le destin qui décidait pour lui. En songeant à cela, le demi-elfe se tourna vers l’homme qui était le centre de ce tourbillon d’événements dramatiques. Berem, le visage serein, manœuvrait le gouvernail d’une main sûre.
Le regard de Tanis s’attarda sur la chemise du timonier, cherchant à détecter le scintillement d’une pierre verte. Quel sombre secret était enfoui dans ce torse, sur lequel il avait vu briller le joyau vert il y a quelques mois, à Pax Tharkas ? Alors que la guerre n’était pas gagnée, pourquoi des centaines de draconiens perdaient-ils un temps précieux à chercher cet homme ? Pourquoi Kitiara le poursuivait-elle si âprement, au point d’abandonner le commandement de son armée en Solamnie pour superviser les recherches à Flotsam, se liant à la vague rumeur dénonçant la présence de Berem dans ce port ?
Il est la clé de la victoire ! avait-elle dit. Si nous le capturons, Krynn sera aux mains de la Reine des Ténèbres. Aucune force dans ce pays ne sera capable de nous résister !
Tanis frissonna. L’homme lui inspirait une sorte de crainte. Il semblait si détaché du monde que les choses ne l’atteignaient pas. Était-il simple d’esprit, comme l’avait supposé Maquesta ? Difficile à dire. Tanis se souvint des quelques secondes où il avait vu Berem au milieu de l’horrible tumulte de Pax Tharkas. Il se rappela l’expression de son visage lorsqu’il accompagnait le traître Ebène dans sa tentative de fuite. Il n’avait montré ni effroi, ni anxiété, simplement de la résignation. Il savait ce qui l’attendait et allait au devant de son destin. Effectivement, à l’instant où Ebène et Berem avaient atteint les portes de la citadelle, des tonnes de pierres s’étaient déversées sur eux et les avaient ensevelis.
Quelques semaines plus tard, lors du mariage de Lunedor et Rivebise, Tanis et Sturm avaient aperçu Berem. Il avait disparu dans la nature avant qu’ils aient pu le rejoindre. Tanis ne l’avait revu que quatre jours auparavant, occupé à ravauder une voile sur le Perechon.
Le visage serein, Berem tenait calmement la barre pour garder le cap. Tanis se pencha par-dessus le bastingage et vomit.
Maquesta n’avait pas parlé de Berem à son équipage. Pour expliquer leur départ précipité, elle déclara qu’un seigneur draconien s’intéressant de trop près à son bateau, il devenait urgent de prendre le large. Personne ne posa de questions. Les hommes n’aimaient pas les seigneurs draconiens, et ils avaient dépensé tout leur argent à Flotsam.
Tanis ne révéla pas davantage à ses amis la raison de cette précipitation. Les compagnons connaissaient tous l’histoire de Sturm et de Tanis à propos de l’Homme à la Gemme Verte ; trop polis pour l’avouer, ils n’y croyaient pas : Sturm et Tanis devaient être éméchés ce soir-là.
Pourtant ils ne demandèrent pas pourquoi ils devaient risquer leur vie sur une mer démontée : leur confiance en Tanis était totale.
Accablé par le mal de mer et bourrelé de remords, Tanis se cramponnait au bastingage en regardant les flots. Les talents de guérisseuse de Lunedor lui avaient fait du bien, mais apparemment les prêtres restaient impuissants à soigner un estomac en révolution. Quant à ses états d’âme, ils étaient désespérés.
Assis sur le pont, il guettait l’horizon, redoutant d’y voir apparaître une voile blanche. Les autres, moins fatigués, semblaient mieux supporter les mouvements imprévisibles du navire qui soulevait des paquets de mer les trempant jusqu’aux os.
Au grand étonnement de Tanis, Raistlin ne semblait pas trouver sa situation trop inconfortable. Il s’était retranché derrière une bâche. Le mal de mer l’avait épargné, et il toussait à peine. Ses yeux dorés brillant sous le soleil, qui apparaissait entre les nuages chassés par le vent, il s’abandonnait à ses pensées.
Quand Tanis lui fit part de ses craintes d’être poursuivi, Maquesta haussa les épaules. Le Perechon était plus rapide que les lourds vaisseaux draconiens. Il avait réussi à se faufiler hors du port sans se faire remarquer, sauf des bateaux pirates, dont il n’y avait rien à redouter. Dans cette confrérie, on se serrait les coudes.
Au cours de la journée, la mer se calma, aplanie par une brise tranquille. Les nuages menaçants s’étaient étirés en traînées évanescentes. La nuit était claire et le ciel plein d’étoiles. Maquesta put hisser les voiles ; le bateau vola littéralement sur les flots.
Au matin, les compagnons se réveillèrent sur l’un des plus effrayants spectacles qu’il fût donné de voir en Krynn.
Ils se trouvaient à l’autre bout de la Mer de Sang d’Istar. Le soleil n’était encore qu’un gros disque d’or à l’horizon quand le Perechon fendit des eaux aussi rouges que la robe de Raistlin et que le sang qui tachait ses lèvres quand il toussait.
— La mer porte bien son nom, dit Tanis à Rivebise qui scrutait la surface.
Ils ne pouvaient pas voir loin devant eux. L’horizon était bouché par un rideau de gros nuages qui plombait la mer d’un gris sinistre.
— Je n’arrive pas à y croire, fit gravement Rivebise en secouant la tête. J’ai entendu Guillaume en parler, et j’ai cru avoir affaire à un de ces contes où dans des mers pleines de femmes à queue de poisson les dragons font chavirer les navires. Mais là…
— Crois-tu que ce soit vraiment le sang de tous ceux qui sont morts à Istar quand la montagne ardente a enseveli le temple du Prêtre-Roi ? demanda timidement Lunedor.
— Balivernes ! rétorqua Maquesta avec dédain.
Elle allait et venait sur le pont, surveillant les manœuvres de l’équipage et les mouvements de son cher bateau.
— Vous vous en êtes laissés conter par Guillaume Tête de Cochon ! reprit-elle en éclatant de rire. Il adore faire peur aux novices. C’est le fond de la mer qui donne à l’eau cette couleur. N’oubliez pas que ce n’est pas du sable, comme dans l’océan. Avant, c’était une terre riche et fertile, avec Istar pour capitale. Quand la montagne s’est déchaînée, la terre s’est ouverte. L’océan s’est engouffré dans cette faille, créant une nouvelle mer. À présent, toutes les richesses d’Istar gisent sous les eaux.
Maquesta regardait par-dessus le bastingage avec des yeux rêveurs, comme si elle s’attendait à voir briller dans les profondeurs les trésors de la cité engloutie. Elle poussa un grand soupir. Lunedor, songeant avec horreur au tragique destin des victimes, lui lança un regard dégoûté.
— Qu’est-ce qui remue ainsi le fond de la mer ? demanda Rivebise. Le mouvement des vagues et les marées ne peuvent pas suffire à le soulever.
— Bien observé, barbare, dit Maquesta, jetant à Rivebise un coup d’œil admiratif. D’après ce que j’ai entendu dire, tu appartiens à un peuple de paysans, et tu connais bien la terre. Si tu mets ta main dans l’eau, tu sentiras qu’elle est sablonneuse. On raconte qu’un gigantesque tourbillon brasse le fond. Il n’y a peut-être pas plus de vérité dans cette histoire que dans celle de Guillaume. Je n’ai jamais vu de tourbillon géant, ni de marin qui l’ait observé de ses yeux, et ce depuis mon enfance, quand mon père m’apprenait le métier. Je n’ai pas rencontré de gens assez fous pour aller voir ce qu’il se passe dans les profondeurs de la mer.