La ville devenait une fournaise. La chaleur était telle que les maisons implosaient. Tanis empoigna Gilthanas à l’instant où il était projeté contre une façade. Impuissant, il vit ses amis emportés par la marée humaine.
— Retournez à l’auberge ! cria-t-il. Nous nous retrouverons l’auberge !
Restait à espérer qu’ils l’avaient entendu. Sturm prit Alhana dans ses bras et la traîna autant qu’il la porta à travers les rues jonchées de cadavres. Scrutant les nuages de fumée à la recherche de ses compagnons, il luttait pour garder l’équilibre et éviter d’être piétiné par la foule.
Dans la bousculade, Alhana lui fut arrachée. Sturm plongea vers elle et réussit à la rattraper par un poignet. Livide, elle tremblait de terreur. Une ombre immense plana sur la rue. Avec d’effroyables rugissements, le dragon chargea ce qui grouillait sous lui. Sturm tira la jeune femme sous un porche et se campa devant elle pour la protéger. Les flammes crachées, des hurlements déchirants s’élevèrent, envahissant la rue.
— Ne regarde pas ! murmura Sturm à Alhana, des larmes pleins les yeux.
Le dragon était passé. Cloués sur place, ils écoutèrent le silence mortel qui succédait au tumulte. Dans la rue, plus rien ne bougeait.
— Allons-y pendant qu’il est encore temps, dit Sturm d’une voix blanche.
Hébétés, butant contre les cadavres, ils avançaient, mus par leur seul instinct de survie. L’odeur de la chair brûlée et la fumée les prirent à la gorge. Ils s’arrêtèrent sous un porche pour reprendre haleine.
Alhana posa sa tête contre l’armure de Sturm. Le contact du métal froid lui fit du bien. À l’abri de bras puissants, elle sentait des mains lui caresser les cheveux.
Chaste enfant d’un peuple à la morale rigide, Alhana avait toujours su qui serait son époux. Même la date de son mariage était fixée. Son promis était un seigneur qu’elle avait approché en de rares occasions. Il était resté avec les elfes en Ergoth, tandis qu’elle retournait chercher son père. Égarée dans le monde des humains, elle ne s’était pas remise du choc. Elle détestait les hommes ; en même temps, ils l’attiraient. Ils semblaient forts avec leurs sentiments bruts et tranchés. Alors qu’elle pensait les haïr et les mépriser définitivement, voilà que l’un d’eux paraissait différent des autres.
Alhana regarda Sturm. Son visage reflétait la fierté, la noblesse, une discipline et un perfectionnisme indéfectible ; mais ses yeux étaient des abîmes de tristesse. Elle se sentait attirée par cet homme. Un humain ! Réconfortée par sa présence protectrice, elle sentait monter en elle une chaleur délicieuse. Brusquement, elle réalisa que ce feu-là était plus dangereux que mille dragons.
— Partons d’ici, murmura Sturm.
Elle le repoussa sans ménagement.
— Nos chemins se séparent, dit-elle d’une voix glacée. Je dois retourner à mon auberge. Merci de m’avoir accompagnée.
— Quoi ? Te laisser partir seule ? C’est de la folie, dit-il en prenant son bras. Je ne le permettrai pas.
Il comprit qu’il faisait fausse route quand il la sentit se raidir. Elle ne fit pas un geste, mais le fixa jusqu’à ce qu’il lâche prise.
— Nous avons tous deux nos amis, à qui nous devons être loyaux. Chacun doit aller son chemin.
Devant la douleur qui se peignit sur le visage de Sturm, sa voix se brisa. Un instant, elle se demanda si elle aurait la force de le quitter ainsi. Puis elle pensa à son peuple, qui comptait sur elle. Elle se reprit.
— Je te remercie de ta bonté et ta prévenance, mais il me faut partir tant que les rues sont calmes.
Sturm la regarda, l’air blessé. Son visage se durcit.
— Je suis heureux de t’avoir été utile, dame Alhana. Mais tu cours encore au-devant de grands dangers. Permets-moi de t’escorter jusqu’à ta destination, ensuite je ne te dérangerai plus.
— C’est impossible, dit Alhana, serrant les dents. Mon auberge est à deux pas, et mes amis m’attendent. Nous connaissons un chemin pour quitter la ville. Pardonne-moi, mais je ne suis pas sûre de pouvoir faire confiance à des humains.
Les yeux de Sturm étincelèrent. Elle vit qu’il tremblait. De nouveau, elle sentit faiblir ses résolutions.
— Je sais où tu loges, dit-elle. À l’auberge du Dragon Rouge. Si je retrouve mes amis, je pourrai peut-être te venir en aide ?
— Ne te soucie pas de cela, répondit Sturm d’une voix aussi froide que la sienne. Et ne me remercie pas. Je n’ai fait qu’appliquer mon code de l’honneur. Adieu.
Il tourna les talons et s’éloigna.
Elle le vit revenir sur ses pas. Il avait oublié quelque chose. Il tira la broche en diamants de son ceinturon et la tendit à Alhana.
— Tiens, dit-il en lui mettant le bijou dans la main. (Il vit son regard noyé de tristesse. Sa voix s’adoucit.) Je suis heureux que tu m’aies fait confiance, même pour quelques instants.
La jeune femme regarda l’étoile de diamants et se mit à trembler. Quand elle leva les yeux, au lieu du mépris auquel elle s’attendait, elle lut de la compassion sur le visage de Sturm. Une fois de plus, les humains la surprenaient. Incapable de soutenir le regard du chevalier, elle baissa la tête et prit ses mains dans les siennes. Elle posa le bijou dans sa paume.
— Garde-le, dit-elle avec douceur. En le voyant tu penseras à Alhana Astrevent, et tu te souviendras qu’elle pense à toi.
Les yeux de Sturm s’embuèrent. Il baissa la tête, incapable de parler. Après avoir baisé l’étoile de diamants, il la remit dans son ceinturon. Puis il tendit les bras vers Alhana, mais elle détourna la tête.
— Pars, je t’en prie.
Sturm hésita un instant. Hélas, son honneur lui interdisait de ne pas se soumettre. Il se retourna et partit à grands pas.
Le regardant s’éloigner. Alhana frémit.
— Pardonne-moi, Sturm, murmura-t-elle. Non, ne me pardonne pas, remercie-moi.
— Ah ! fit Raistlin au premier son des cors. Je vous l’avais bien dit.
— Que se passe-t-il ? demanda Elistan.
— Le Grand Seigneur des Dragons attaque la ville, répondit Rivebise, que ses responsabilités de chef rendaient inquiet.
« — Quitte la ville, si nous ne revenons pas ! lui avait dit Tanis. »
Mais le demi-elfe ne pouvait pas prévoir ce qui allait arriver !
Lunedor passa un bras autour de son cou. Il vit son sourire, ses yeux brillant de confiance, et il se détendit.
L’auberge trembla sous une onde de choc. Dans la rue, ils entendirent des cris et le ronflement des flammes.
— Il faut descendre au rez-de-chaussée, dit Rivebise. Caramon, va chercher nos armes. Si Tanis et les autres sont… (Il s’arrêta en voyant le visage anxieux de Laurana.) Si Tanis et les autres sont sains et saufs, ils reviendront ici. Nous les attendrons.
— Excellente décision ! railla le mage. Je ne vois pas où nous pourrions aller !
— Elistan, emmène-les au rez-de-chaussée. Caramon et Raistlin, restez un instant. Je crois que le mieux est de se barricader dans l’auberge. Les rues sont dangereuses.
— Combien de temps crois-tu que nous pouvons tenir ? demanda Caramon.
— Quelques heures, peut-être.
Les jumeaux le regardèrent, pensant aux cadavres torturés qu’ils avaient trouvés dans le village de Que-Shu, et à ce qui s’était passé à Solace.
Tanis et Gilthanas se frayèrent péniblement un chemin à travers la populace. De temps à autre, ils durent se mettre à l’abri ; les dragons patrouillaient en planant au ras des maisons. Gilthanas, qui s’était tordu la cheville, devait prendre appui sur l’épaule de Tanis.
Le demi-elfe remercia les dieux quand il aperçut l’auberge du Dragon Rouge, encore debout. Sa joie fut de courte durée : les silhouettes reptiliennes des draconiens s’affairaient autour de la porte. Il tira Gilthanas, au bord de l’épuisement, à l’abri d’une porte cochère.