— Ne bouge pas d’ici, dit le demi-elfe, tu es incapable de marcher. L’auberge est cernée. Je vais la contourner et entrer par-derrière.
Tanis se faufila entre les décombres, se réfugiant sous les portails pour ne pas se faire remarquer. Il n’était plus qu’à quelques mètres de l’auberge quand il entendit un grognement de rage. Il regarda autour de lui et vit Flint qui faisait de grands gestes.
Tanis traversa la rue comme une flèche.
— Que fais-tu là ? Pourquoi n’es-tu pas avec les autres ? demanda-t-il au nain.
Le visage couvert de suie et mouillé de larmes, le nain était agenouillé à côté de Tass, cloué au sol par une poutre qui lui était tombée dessus. Couvert de cendres, le kender avait l’expression surprise d’un vieil enfant.
— Ce crétin de malheur ! gémit Flint. Il fallait qu’il se trouve sous une maison qui s’écroule !
Le nain avait les mains en sang à force de lutter avec une poutre que seuls trois hommes ou un Caramon seraient parvenus à soulever. Tanis prit le pouls du kender. Le cœur battait très faiblement.
— Reste auprès de lui, souffla-t-il pour dire quelque chose. Je vais chercher Caramon.
Ensemble, ils regardèrent l’auberge, assaillie par les draconiens. Le nain secoua la tête, conscient que Tanis avait autant de chances de revenir avec Caramon que de s’envoler comme un oiseau. Il s’efforça de sourire.
— Bien sûr, mon garçon, je reste avec lui. Adieu, Tanis.
Le demi-elfe partit au pas de course.
Une quinte de toux amena Raistlin au bord de l’asphyxie. Il essuya le sang de ses lèvres et sortit un sachet de cuir de sa poche secrète. Il ne lui restait plus qu’un sort, et à peine l’énergie de le lancer. Tremblant comme une feuille, il versa le contenu du sachet dans le pichet de vin qu’il s’était procuré la veille.
Une main arrêta la sienne. C’était Laurana. Elle lui prit le sachet des doigts. Les siens étaient maculés du sang vert des draconiens.
— Qu’y a-t-il là-dedans ? demanda-t-elle.
— Des ingrédients pour jeter un sort… N’en bois pas, c’est un soporifique.
— Tu ne songes pas sérieusement que nous allons dormir cette nuit ? dit-elle avec un sourire.
— Non, pas de cette façon, répondit Raistlin en la fixant. Cette potion provoque un sommeil qui simule la mort. Le cœur ne bat presque plus, la respiration est ralentie à l’extrême, le corps devient froid.
Laurana ouvrit de grands yeux.
— Pour quelle raison prépares-tu cette mixture ?
— Afin de l’utiliser en dernier recours. Pour l’ennemi, tu as l’apparence d’un mort, donc il ne s’acharne pas sur toi, du moins si la chance est ton côté. Sinon…
— Sinon ?
— Certains se sont réveillés sur un bûcher funéraire, répliqua Raistlin d’un ton enjoué. Mais je ne crois pas que ce genre de choses puisse nous arriver.
— As-tu l’intention de nous faire boire ça ?
— Cela nous épargnera d’être torturés par les draconiens.
— Comment le sais-tu ?
— Fais-moi confiance, répondit le mage en souriant.
Caramon entra. Une flèche l’avait atteint à l’épaule. Son sang, qui coulait abondamment, se mêlait à celui des draconien.
— Ils sont en train d’enfoncer la porte d’entrée. Rivebise a ordonné de se replier ici.
— Écoutez ! s’exclama le mage. Ils ne se contentent pas de la porte d’entrée !
Celle de la cuisine, qui donnait sur l’office, vola en éclats. Caramon et Laurana se retournèrent vers la brèche, prêts à affronter l’ennemi. Une haute silhouette apparut dans l’encadrement de la porte défoncée.
— Tanis ! s’écria Laurana en courant vers lui.
— Laurana ! exhala-t-il dans un souffle.
Il la serra contre lui, sanglotant de soulagement. Caramon referma ses grands bras sur eux.
— Tout le monde va bien ? demanda Tanis.
— Jusqu’à présent, ça peut aller. Mais où est…
— J’ai perdu Sturm, dit Tanis. Flint et Tass sont de l’autre côté de la rue. Le kender est coincé sous une poutre. Gilthanas est resté deux pâtés de maisons plus loin. Il est blessé. Rien de grave, mais il ne pouvait plus marcher.
Tanis vit le pichet de vin et le sachet. Il regarda Raistlin d’un air choqué.
— Non, ce n’est pas le moment de mourir. Du moins, pas comme tu… (II se ravisa.) Que tout le monde se rassemble !
Caramon battit le rappel en hurlant à pleins poumons. Rivebise surgit. Les compagnons regardèrent Tanis d’un regard plein d’espoir.
Le spectacle de leur confiance mit le demi-elfe en fureur. Un jour, je les laisserai tomber. Peut-être est-ce déjà fait, d’ailleurs.
— Écoutez-moi ! Nous allons essayer de nous enfuir par la porte arrière de l’auberge. L’ennemi ne doit pas être très nombreux. Le gros de l’armée n’est plus dans la ville.
— Alors, c’est nous qu’ils recherchent, murmura Raistlin.
— Apparemment. Nous n’avons pas de temps à perdre. Si nous arrivions à atteindre les collines…
Il s’interrompit et leva les yeux vers le plafond. Tout le monde se tut. Un cri strident déchira le silence, suivi d’un battement d’ailes de plus en plus bruyant.
— Tous à couvert ! cria Rivebise.
Mais il était trop tard. Il y eut un glapissement aigu, puis un bruit de tonnerre. Sous la déflagration, les trois étages de pierre et de bois vacillèrent comme un nid de brindilles. Après une explosion de gravats et de poussière, les flammes jaillirent. Au-dessus de leurs têtes, la charpente craqua de toutes parts. Le bâtiment entier s’effondrait.
Hypnotisés de terreur, les compagnons, impuissants regardèrent dégringoler du plafond des énormes poutres. Les étages s’affaissaient dans un bruit assourdissant.
— Il faut que nous sortions d’ici ! cria Tanis. Tout va s’écrouler !
Avec de sinistres craquements, une solive éclata puis céda. Tanis saisit Laurana par les épaules et la projeta aussi loin que possible du point de chute de la poutre. Elistan tendit les bras, et la rattrapa au vol.
Tanis entendit le mage proférer des mots bizarres. Puis il se sentit happé par le vide et entraîné dans une chute vertigineuse. Il lui sembla que le monde s’abattait de tout son poids sur lui.
Passé le coin de la rue, Sturm fut en vue de l’auberge du Dragon Rouge. Justement survolée par un dragon rouge, elle était en train de s’effondrer dans un bouillonnement de flammes et de fumée. Le cœur du chevalier se serra.
Il dut se cacher sous un porche pour éviter les draconiens qui allaient et venaient en devisant gaiement. Leur mission devait être achevée, car ils semblaient en quête de distractions. Trois autres draconiens, vêtus cette fois d’uniformes bleus, semblaient s’émouvoir de la destruction de l’auberge, et montrait le poing au dragon.
Sturm sentit le désespoir l’envahir. Où étaient les compagnons ? S’étaient-ils enfuis ? Une tache blanche attira son regard.
— Elistan !
Le chevalier avait tout de suite reconnu le prêtre qui émergeait des décombres. Il portait quelqu’un dans ses bras.
Les draconiens se ruèrent sur lui et le sommèrent de se rendre. Sturm hurla la devise des Chevaliers de Solamnie et bondit vers l’ennemi.
Déconcertés, les draconiens se retournèrent.
Sturm nota vaguement qu’une silhouette courait en même temps que lui. D’un coup d’œil, il entrevit l’éclat métallique d’un casque, et il entendit un grognement caractéristique. Flint ! Sous une porte cochère, quelqu’un commença à parler. Sturm comprit qu’il s’agissait d’incantations magiques.
Gilthanas avait rampé près des soldats ennemis et leur lançait un sort. Des flèches enflammées jaillirent de ses doigts. Un draconien tomba en se tenant la poitrine. Flint sauta sur un autre, qu’il assomma à coups de pierre. Jouant des poings, Sturm en mit un troisième hors de combat. Il se précipita aussitôt vers Elistan, qui ployait sous son fardeau.