— Laurana ! cria Gilthanas depuis la porte cochère.
Hébétée, la jeune elfe se frotta les yeux, et reconnut le chevalier.
— Sturm, ton épée et les autres armes sont par là, dit-elle, montrant du doigt l’auberge en ruine.
Le chevalier vit un bout de lame étincelant sous les décombres. Il dégagea les gravats, et ramassa sa précieuse épée et la lame de Kith-Kanan, qu’avait trouvée Tanis. À l’affût du moindre signe de vie, il tendit l’oreille. Le silence lui répondit.
— Nous devrions partir d’ici, dit-il d’un ton accablé à Elistan. Où peuvent être les autres ?
— Ils étaient dans l’auberge, répondit le prêtre. Le demi-elfe est arrivé par la porte de derrière au moment où le dragon a frappé. Tanis a vu qu’une poutre ; allait leur tomber dessus, il a voulu pousser Laurana hors de danger, puis tout s’est effondré dans la pièce. Je ne vois pas comment ils pourraient encore…
— C’est impossible ! cria Flint en bondissant au milieu des décombres.
Sturm le retint et le tira en arrière.
— Où est passé Tass ?
— Coincé sous une poutre, répondit le nain d’un ton lugubre. Il faut que je retourne près de lui. Mais je ne peux pas abandonner les autres… Caramon, se mit-il à crier, où est-il, ce grand lourdaud ! Il ne peut : pas me faire ça ! J’ai besoin de lui ! Et de Tanis ! Crénom, j’ai besoin d’eux !
Soudain Laurana poussa un long cri qui glaça Sturm. Elle se précipita dans les décombres.
À genoux, elle essaya de déblayer les pierres noircies de suie.
— Tanis ! appela-t-elle.
Désespéré, Sturm regardait la scène sans savoir quel parti prendre. Le son du cor lui parvint, de plus en plus proche. Les armées allaient envahir la ville. Sturm et Elistan se regardèrent et se comprirent. Ils coururent vers Laurana.
— Chère Laurana, commença le prêtre avec douceur, tu ne peux plus rien pour eux. Les survivants ont besoin de toi. Ton frère et le kender sont blessés. Les draconiens vont arriver. Si nous ne fuyons pas nous périrons inutilement et nous ne pourrons pas continuer à lutter contre ces monstres. Tanis a donné sa vie pour nous, Laurana. Que ce sacrifice n’ait pas été vain !
Laurana leva vers lui son visage maculé de suie, de sang et de larmes. Elle entendait les sonneries de cors, les appels de Gilthanas, les grognements désespérés de Flint, et les paroles d’Elistan. La pluie se mit à tomber. Le feu des dragons avait fait fondre la neige et l’avait changée en eau.
— Aide-moi, Sturm ! murmura-t-elle.
Il passa un bras autour d’elle et l’aida à se relever.
— Laurana ! appela Gilthanas.
Elistan avait raison. Les vivants avaient besoin d’elle. Elle ne pensait qu’à s’étendre sur ces pierres et mourir, mais il fallait continuer. Tanis l’aurait voulu ainsi.
Ils avaient besoin d’elle !
— Adieu, Tanthalas ! murmura-t-elle.
La pluie redoubla, comme si les dieux avaient décidé de noyer Tarsis la Magnifique de leurs larmes.
De l’eau glacée lui coulait sur la tête. Une agaçante façon de se réveiller. Raistlin essaya de se déplacer ; mais une masse énorme pesait sur lui. Pris de panique, il se débattit. Cela le ramena à la triste conscience de son état. La panique disparut et il s’efforça de faire le point sur la situation.
Il faisait un noir d’encre et il ne voyait rien. D’abord, il fallait se dégager de ce poids et vérifier qu’il n’avait rien de cassé. Ses bras lui obéissaient. Du bout des doigts, il sentit le contact du métal. Une armure ! C’était Caramon, il aurait pu s’en douter. Avec la dernière énergie, il poussa le corps de son frère, et se dégagea de son encombrant protecteur.
Il tâta le cou de Caramon. Les veines palpitèrent sous ses doigts et il sentit de la chaleur. Ouf ! Au moins, il n’était pas seul.
Il se demanda où il pouvait bien se trouver. Il se souvint d’avoir lancé un sort, puis de Caramon se jetant sur lui au moment où le bâtiment s’effondrait.
Ensuite, cette sensation de tomber dans le vide.
Soudain, il comprit. Nous avons dû traverser le plancher et atterrir dans la cave de l’auberge. Il tâta le sol jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait. Le cristal était intact ; seul le souffle d’un dragon pouvait détruire le bâton que lui avait donné Par-Salian dans la Tour des Sorciers.
— Sharak ! chuchota-t-il.
Le bâton s’illumina. Ils étaient bien dans la cave. Le contenu des jarres et des tonneaux, du vin et de la bière, s’était répandu sur le sol.
Il promena la lueur magique dans la pièce. Tanis, Rivebise, Lunedor et Tika gisaient non loin de Caramon. Un morceau de poutre brisée était fiché à l’oblique dans le sol. Raistlin sourit. Pas mal du tout, ce dernier petit sort ! Une fois encore, ils lui devaient la vie.
S’ils ne mouraient pas de froid entre-temps. Le mage tremblait de tous ses membres et il pouvait à peine tenir son bâton. La toux le reprit. Rester ici signifiait une mort certaine. Il fallait sortir, et vite.
— Tanis ! cria-t-il en secouant le demi-elfe.
Émergeant de l’inconscience, Tanis balbutia quelques syllabes, puis poussa un cri en se couvrant instinctivement la tête du bras.
— Tanis, tu es sain et sauf, murmura Raistlin. Reviens à toi.
— Quoi ? fit Tanis en se redressant. Où suis-je ? Où est Laurana ?
— Tu l’as mise hors de danger.
— Ah oui ! Je me souviens. Je t’ai entendu prononcer une incantation…
— Qui a évité que nous soyons écrasés.
On aurait cru que Tanis tombait de la lune.
— Où sommes-nous ?
— Dans la cave de l’auberge. Le plancher a cédé et nous sommes passés à travers.
— Par tous les dieux, fit Tanis en inspectant les lieux, nous sommes enterrés vivants !
Les compagnons prirent peu à peu conscience de leur situation. De fait, elle paraissait inextricable. Ils ignoraient depuis combien de temps ils étaient là, et ce qui avait pu se passer depuis. Pour finir, ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils pourraient faire pour sortir de la cave.
Caramon tenta de déplacer une pierre, ce qui provoqua un éboulement. Raistlin lui rappela sèchement qu’il ne pouvait plus lancer de sort.
Rivebise se demanda de quelle façon ils allaient périr : de froid, par asphyxie, écrasés sous les pierres, ou par noyade… Le niveau de l’eau montait rapidement.
— Nous pourrions appeler au secours ? suggéra Tika.
— Et ajouter ainsi les draconiens à la liste de nos ennemis…, ironisa Raistlin. Eux seuls peuvent nous entendre.
Tika rougit jusqu’aux oreilles. Caramon adressa un regard de reproche à son frère et passa un bras protecteur autour des épaules de la jeune femme. Raistlin leur jeta un regard dégoûté.
Au-dessus de leurs têtes, un son étrange interrompit leur conversation. Un autre cri aigu, plus intense encore, lui fit écho. Il ressemblait à ceux que poussent les oiseaux de proie planant sur la steppe au crépuscule.
— Qu’est-ce que ça peut être ? demanda Caramon, stupéfait. Ce n’est pas le cri d’un dragon. On dirait un immense prédateur ailé !
— Je ne sais pas ce que c’est, mais les draconiens sont en train de se faire tailler en pièces ! dit Lunedor.
Les hurlements de douleur et de terreur des draconiens s’arrêtèrent aussi abruptement qu’ils s’étaient élevés. Quel nouveau fléau allait succéder au précédent ?
Ils entendirent le bruit de pierres qui tombaient ; on jetait des poutres lancées sur le sol, où elles s’écrasaient avec fracas. À l’évidence, une créature cherchait à les atteindre.
— Après les draconiens, ça va être notre tour ! dit Caramon.
Lunedor avala sa salive ; Rivebise s’était départi de son expression stoïque et regardait en l’air avec anxiété.