— Tu as sûrement entendu parler de ça, Raistlin, dit Tanis. À quoi servent-ils ?
Raistlin ne répondit pas tout de suite. Ses yeux dorés se posèrent sur Alhana, assise à l’écart. Si elle daignait partager la caverne avec les autres pour y passer la nuit, il était hors de question qu’elle prît part à leurs conversations. Cependant, elle tourna légèrement la tête.
— Tu dis qu’il y a un orbe draconien au Silvanesti, répondit le mage à Tanis, mais ce n’est pas à moi qu’il faut demander ça.
— Je sais très peu de choses, déclara Alhana. Nous le gardons comme une relique ; c’est presque devenu une curiosité. Qui aurait cru que les humains réveilleraient les démons et ramèneraient les dragons sur Krynn ?
Avant que Raistlin ait pu répondre, Rivebise intervint d’une voix courroucée :
— Tu n’as aucune preuve de ce que tu dis !
Alhana le toisa avec mépris. Elle ne s’abaissa pas à répondre à un barbare.
Tanis poussa un soupir. Rivebise connaissait mal les elfes. Il avait mis beaucoup de temps à avoir confiance en Tanis, encore plus en Gilthanas et Laurana. Maintenant qu’il était parvenu à surmonter ses préjugés, ceux d’Alhana lui infligeaient de nouveau tourments.
— Eh bien, Raistlin, s’il te plaît, raconte-nous ce que tu sais des orbes draconiens, dit tranquillement Tanis.
Le mage s’éclaircit la voix avant de répondre :
— Pendant l’Age des Rêves, du temps où le monde de Krynn respectait et vénérait les membres de mon ordre, il existait cinq Tours des Sorciers. Quand survinrent les Deuxièmes Guerres Draconiennes, les meilleures mages de mon ordre se réunirent dans la plus grande des Tours, celle de Palanthas, et créèrent les orbes draconiens.
Le magicien s’était arrêté. Son regard se perdit dans le vague. Quand il recommença à parler, sa voix avait changé. Lorsqu’il racontait ces événements, il les revivait intensément. Sa voix s’était éclaircie, devenait forte et profonde. Il ne toussait plus. Caramon le considéra avec surprise.
— Les mages qu’on appelle les Robes Blanches entrèrent les premiers dans la salle, tout en haut de la Tour, à l’heure où Solinari, la lune d’argent, s’élevait dans le ciel. Puis Lunitari la sanglante apparut, et avec elle, les Robes Rouges. Finalement, Nuitari, le disque noir source de ténèbres au milieu des étoiles, visible pour ses seuls adeptes, rejoignit les deux astres, et les Robes Noires firent leur entrée dans la salle.
« Ce fut un moment singulier dans l’histoire, pendant lequel les différentes robes oublièrent leurs dissensions. Cela ne s’était produit qu’une fois, lorsque les magiciens se rassemblèrent pour les Batailles Perdues. Pour l’heure, il s’agissait d’endiguer le fléau. Car nous avions compris qu’il anéantirait toutes les magies du monde, pour imposer le règne d’une force à son service, assujettie aux forces du Mal. Certains parmi les Robes Noires tentèrent de s’allier avec ce nouveau pouvoir, mais ils comprirent vite qu’ils en deviendraient les esclaves. C’est ainsi que par une nuit de trois lunes pleines, sont nés les orbes draconiens. »
— Trois lunes ? s’étonna Tanis.
Raistlin ne l’écoutait pas. D’une voix qu’on ne connaissait pas, il poursuivit son récit comme dans rêve :
— Cette nuit-là, les sorciers firent appel à des pouvoirs magiques d’une force inouïe. Quelques-uns n’y résistèrent pas ; ils y laissèrent leur énergie mentale et physique. Mais à l’aube, cinq orbes draconiens trônaient sur leur piédestal, scintillant sous la lumière. Quatre furent transportés de Palanthas dans les autres Tours. Ils ont aidé le monde à chasser la Reine Ténèbres.
La lueur fiévreuse du regard de Raistlin s’éteignit. Sa voix s’altéra ; il fut pris d’une violente quinte de toux. Les compagnons le fixèrent sans mot dire.
— Pourquoi as-tu mentionné trois lunes ? demanda Tanis.
Raistlin leva vers lui des yeux éteints.
— Trois lunes ? murmura-t-il. Je n’en ai aucune idée. De quoi parlions-nous ?
— Des orbes draconiens. Tu nous as raconté comment ils ont été créés. Comment as-tu…
Tanis n’insista pas. Le mage s’était laissé tomber sur sa couche.
— Je ne vous ai rien raconté du tout, répondit-il avec irritation. À propos de quoi conversions-nous ?
— Nous parlions des orbes draconiens, répondit Lunedor. Tu allais nous expliquer ce que tu savais.
— Je ne sais pas grand-chose. Ils ont été créés par des mages tout-puissants. Eux seuls savent s’en servir. On a prédit le pire à ceux qui les utiliseraient sans avoir les pouvoirs nécessaires. Je ne sais rien de plus. Tout ce qui a trait aux orbes draconiens a disparu pendant les Batailles Perdues. Deux ont été détruits lors de la chute des Tours des Sorciers, afin qu’ils ne tombent pas aux mains de la racaille. La trace des trois autres s’est perdue à la mort de leurs créateurs.
Épuisé, il se laissa retomber sur sa couche et s’endormit.
— Les Batailles Perdues, trois lunes, cette voix étrange… Quel sens donner à tout cela ?
— Je ne crois pas un mot de ce qu’il raconte, dit froidement Rivebise.
Il arrangea ses fourrures et se prépara à dormir. Tanis allait en faire autant quand il vit Alhana s’approcher de Raistlin.
— De puissants magiciens ! Par les dieux, mon père ! murmura-t-elle, tremblante de peur.
La voyant ainsi, Tanis eut une subite illumination.
— Veux-tu dire que ton père aurait utilisé l’orbe draconien qui se trouve au Silvanesti ?
— Je le crains, gémit-elle en se tordant les mains. Il a dit qu’il était le seul à pouvoir combattre le Mal et l’empêcher d’envahir notre pays. Peut-être voulait-il parler de… (Elle se pencha vers Raistlin.) Réveillez-le ! ordonna-t-elle à Tanis. Il faut que je sache !
Caramon la retint doucement mais fermement. Alhana le foudroya du regard. Un instant, Tanis crut qu’elle allait le frapper. Il lui prit la main.
— Dame Alhana, dit-il d’un ton apaisant, il ne servira à rien de le réveiller. Il nous a dit tout ce qu’il savait. Quant à ce qu’il a raconté avec son autre voix, il ne s’en rappelle pas.
— Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive, dit Caramon. Il devient quelqu’un d’autre : après, il est épuisé et il ne se souvient de rien.
Alhana retira sa main de celle de Tanis. Son visage, lisse et froid, était celui d’une statue. Elle tourna les talons, écarta la tenture qui séparait le feu de camp des dormeurs et faillit l’arracher en sortant de la caverne.
— Caramon, je prends le premier tour de garde, va te reposer, dit Tanis.
Le demi-elfe suivit Alhana.
Dehors, les griffons dormaient profondément, la tête sous une aile. Dans la nuit noire, Tanis ne vit pas tout de suite Alhana. Il entendit ses sanglots, et distingua sa silhouette, assise contre un rocher, le visage entre les mains.
Jamais elle ne lui pardonnerait s’il la surprenait dans cet état de faiblesse et de vulnérabilité, il le savait. Il revint sur ses pas et écarta la tenture.
— Je vais prendre mon tour de garde ! cria-t-il.
Tanis vit la jeune femme se redresser et s’essuyer hâtivement le visage. Elle se tourna vers lui et le regarda venir.
— La caverne était étouffante, dit-elle doucement je suis venue respirer l’air frais.
— C’est moi qui assure le premier tour de garde, fit Tanis. (Il y eut un moment de silence.) Tu sembles redouter que ton père se soit servi de l’orbe draconien. Il connaissait sûrement son histoire. Autant que je m’en souvienne, il était magicien.
— Il savait d’où venait l’orbe, dit Alhana d’une voix chevrotante. Le jeune mage avait raison lorsqu’il parlait des Batailles Perdues et de la destruction des Tours. Mais il avait tort en disant que les trois orbes avaient disparu. L’un a été mis en sécurité chez mon père.