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Le bac progressait lentement. Propulsé par un système de poulies et de cordages arrimés à la rive, il semblait en parfait état. Mais après être montés à bord, les compagnons s’aperçurent qu’il tombait en ruine. Les cordages étaient vermoulus. La rivière elle-même changeait d’apparence. De l’eau brun-rouge suintait de la coque, dégageant une vague odeur de sang.

À peine avaient-ils déchargé les vivres et les bagages que les amarres rompirent. Le bateau partit à 1a dérive. La nuit tomba d’un seul coup. Le ciel était clair mais sans lunes ni étoiles. Seule une lumière inquiétante émanait de la rivière.

— Raistlin, ton bâton, dit Tanis.

Sa voix résonna jusque dans le fin fond de la forêt.

Sharak ! Le cristal emprisonné dans une griffe de dragon s’alluma au bout du bâton magique. Sa lueur, faible et pâle, n’éclairait que les yeux en forme de sabliers de Raistlin.

— Entrons dans le bois, dit-il d’une voix tremblante.

Personne ne réagit. Debout sur la berge, les compagnons n’osaient pas bouger. Il n’y avait aucune raison d’avoir peur, et cela les effrayait d’autant plus. L’angoisse montait du sol, envahissait leurs membres, leur tordait les entrailles, sapait leurs forces et rongeait leur cerveau.

Peur de quoi ? Il n’y avait rien ni personne, nulle part ! Rien qu’ils ne puissent craindre.

Mais ce rien les effrayait plus que tout.

— Raistlin a raison. Il faut que nous entrions dans le bois et que nous cherchions un abri, dit Tanis en claquant des dents. Suivons-le.

Il avança d’un pas chancelant, sans se demander si les autres l’avaient entendu.

Titubant, il suivit le mage pas à pas. Quand il atteignit la lisière de la forêt, son énergie avait fondu comme neige au soleil. Il avait trop peur pour avancer encore d’un pouce. Ses genoux cédèrent. Un cri déchirant s’échappa de sa gorge sèche :

— Raistlin !

Le mage ne pouvait venir à son secours. La dernière image dont Tanis eut conscience fut le bâton magique tombant au ralenti sur le sol.

Les merveilleux arbres du Silvanesti ! Arrangés depuis des siècles en bosquets raffinés. Autour de Tanis, il n’y avait que ça. Mais les végétaux semblaient s’être retournés contre leurs maîtres pour renaître à une autre vie sous des formes grotesques. Une lueur verte filtrait entre leurs feuilles.

Horrifié, Tanis resta cloué sur place. Il sentit qu’il allait devenir fou. Autour de lui, il n’y avait que des arbres, tous les arbres du Silvanesti. Mais ils étaient devenus des objets hideux.

Comme si l’âme de chaque arbre souffrait d’être emprisonnée dans son tronc, elle se répandait de douleur jusque dans ses branches, qui se tordaient atrocement. Les racines se soulevaient du sol, comme si elles voulaient échapper à la terre ; par les plaies béantes de l’écorce, la sève putride s’écoulait. Le murmure des feuilles s’était transformé en une horrible plainte. Les arbres du Silvanesti pleuraient du sang.

Tanis avait perdu la notion du temps. Il avançait droit devant, toujours plus loin, comme si rien ne pouvait l’arrêter. Puis il entendit le kender hurler de terreur : le cri d’un petit animal qu’on torture. Il se retourna et regarda vers les arbres que Tass montrait du doigt. Tanis songea que Tass ne pouvait pas se trouver là. Puis il vit Sturm, livide de peur, et Laurana, sanglotant de désespoir, et enfin Flint, qui ouvrait de grands yeux.

Tanis prit Laurana dans ses bras. Il sentit sous ses doigts son corps et sa chaleur ; mais dès l’instant où il l’eut touchée, il sut qu’elle n’était pas réellement là.

Cette certitude le terrifia.

Il se retrouva prisonnier d’un bosquet d’arbres. Son épouvante décupla. Des animaux bondirent des branches torturées et assaillirent les compagnons.

Tanis dégaina son épée, mais ce fut en vain : sa main tremblait trop. Il se força à détourner les yeux des animaux qui se muaient en hideuses créatures ni mortes ni réellement vivantes.

Parmi ces bêtes difformes avançaient des légions de guerriers elfes au squelette décharné, dont il ne put ; soutenir l’atroce regard ; les orbites de leurs crânes lisses n’étaient que des trous noirs. Montés sur des chevaux morts, ils passaient parmi les compagnons en brandissant leurs épées maculées de sang frais. Quand une lame les atteignait, ils se volatilisaient.

Mais les blessures qu’ils infligeaient étaient bien réelles. Caramon, qui se battait contre un loup au torse hérissé de serpents, vit un elfe le viser de son javelot. Il appela son frère à son secours.

— Ast kiranann kair soth-aran suh kali jalaran, dit aussitôt le mage.

Un boule de feu jaillit de ses mains et éclata devant l’elfe, sans produire le moindre effet. Son javelot avait transpercé l’armure de Caramon et pénétré son épaule. Le grand guerrier resta cloué à un arbre.

L’elfe retira son arme des chairs de Caramon, qui s’abattit sur le sol. Raistlin, mû par une fureur qui le surprit lui-même, sortit son poignard de sa manche et le lança sur le mort-vivant. La lame se ficha dans le crâne du revenant. Le guerrier et le cheval se volatilisèrent. Caramon gisait à terre, ruisselant de sang. Son bras n’était plus rattaché à l’épaule que par un filament, Lunedor s’agenouilla près de lui et essaya de prier. Mais sa foi était oblitérée par la terreur.

— Mishakal, aide-moi. Aide-moi à secourir mon ami.

L’horrible blessure se referma. L’étau de la mort s’était desserré. Raistlin se pencha sur son frère et lui prodigua quelques mots de réconfort. Brusquement, il se figea, les yeux fixés sur les arbres, derrière Caramon.

— Toi ! murmura-t-il d’une voix étranglée de peur.

— Qui est-ce ? demanda faiblement Caramon, inquiet. Que disais-tu ?

Raistlin ne lui répondit pas, mais poursuivit sa conversation avec l’autre interlocuteur.

— J’ai besoin de toi, dit gravement le mage. Maintenant plus que jamais.

Caramon vit son frère tendre la main comme s’il la plongeait dans une ouverture béante. Sans savoir pourquoi, il se mourait de peur.

— Raist, non ! cria-t-il en saisissant son frère par le poignet.

Le mage laissa retomber sa main.

— Notre marché tient toujours, dit-il. Quoi ? Tu en veux davantage ? (Raistlin garda un moment le silence, puis il poussa un grand soupir.) Prends !

Le mage écouta longuement son interlocuteur invisible. Puis l’étrange reflet métallique de son visage pâlit. Il ferma les yeux, sa respiration devint haletante. Finalement, il inclina la tête.

— J’accepte, dit-il.

Caramon hurla. La robe rouge de Raistlin, qui marquait la neutralité, vira au pourpre foncé, puis devint d’un noir profond.

— J’accepte ces conditions, répéta Raistlin, puisque le futur s’en trouvera changé. Que devons-nous faire ?

Il écouta de nouveau la réponse qu’on lui donnait.

— Comment sortirons-nous vivants de la Tour ? demanda-t-il à son immatériel conseiller. Et tu me donneras ce dont j’ai besoin ? Très bien. Bonne chance, si toutefois ces mots ont un sens, sachant le sombre chemin qui est le tien.

Ignorant les admonestations plaintives de Caramon et de Lunedor, terrifiée, le mage partit à la recherche de Tanis. Il le trouva acculé à un arbre, cerné par une multitude de guerriers elfes.

Imperturbable, Raistlin fouilla dans sa poche et en sortit une peau de lapin et un morceau d’ambre, qu’il frotta l’un contre l’autre en récitant :

— Ast kiranann kair gadurm soth-arn suh kali jalaran.

Des traits de feu sortirent de ses doigts et prirent les elfes pour cibles. Comme les autres créatures, ils s’évanouirent purement et simplement dans la nature.