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— Rassemblez-vous autour de moi ! ordonna le mage aux compagnons.

Tanis hésita. Les guerriers elfes qui se tenaient encore aux abords de la clairière passèrent à l’attaque.

Raistlin leva une main vers le ciel. Stoppés par un mur invisible, les elfes s’arrêtèrent.

— Venez près de moi. (Les compagnons s’étonnèrent. Pour la première fois, Raistlin parlait d’une voix normale.) Dépêchez-vous, ajouta-t-il, ils n’attaqueront pas tout de suite. Ils ont peur de moi. Mais je ne parviendrai pas à les retenir bien longtemps.

Le front ruisselant de sang, Tanis s’avança, puis Lunedor, qui soutenait Caramon. Un à un, ils vinrent tous. Seul Sturm resta à l’écart.

— J’ai toujours su que cela finirait ainsi, déclara le chevalier. Plutôt mourir que me mettre sous ta protection, Raistlin.

Sturm tourna les talons et s’enfonça dans la forêt. Tanis vit le chef des morts-vivants faire un geste pour ordonner à ses troupes de le poursuivre. Le demi-elfe voulut rejoindre le chevalier, mais une main ferme le retint.

— Laisse-le s’en aller, dit gravement le mage, sinon nous mourrons tous. J’ai des informations à vous donner et très peu de temps pour le faire. Nous devons nous frayer un chemin à travers la forêt pour atteindre la Tour des Étoiles. Il faudra emprunter le chemin de la mort ; les créatures les plus abominables qu’ait pu concevoir l’esprit humain se dresseront sur notre passage. Mais sachez qu’il s’agit d’une illusion. Ce rêve est le cauchemar de Lorac. Et celui de chacun d’entre nous. Des images du futur surgiront en nous, elles peuvent être une aide ou une entrave. N’oubliez pas : bien que nos corps soient éveillés, nos esprits sont endormis. La mort existe dans nos seules têtes… À moins que nous soyons persuadés du contraire.

— Dans ce cas, pourquoi rester dans cet état de semi-sommeil ? demanda sèchement Tanis.

— Parce que Lorac croit trop fort à son rêve, et que vous n’y croyez pas assez. Quand tous les doutes seront levés, vous reviendrez à la réalité.

— Si c’est vrai, dit Tanis, et si tu es convaincu qu’il s’agit d’une illusion, pourquoi ne sors-tu pas de cet état ?

— Peut-être en ai-je décidé autrement, dit Raistlin en souriant.

— Je ne comprends pas ! fit Tanis, excédé.

— Tu comprendras, prédit tristement Raistlin. Ou tu mourras. Auquel cas, tout cela sera sans importance…

10

Rêves éveillés. Visions du futur.

Sous le regard terrifié des compagnons, Raistlin se dirigea vers son frère, qui portait son bras en écharpe.

— Je vais m’occuper de lui, dit-il à Lunedor. J’ai repris des forces. Prends appui sur moi, mon frère, murmura-t-il à Caramon d’une voix si douce que le guerrier en frissonna.

Pour la première fois de sa vie, le grand Caramon s’appuya sur son frère jumeau. Tous deux s’engagèrent dans la forêt maléfique.

— Que t’est-il arrivé, Raist ? demanda Caramon. Pourquoi portes-tu la Robe Noire ? Et ta voix…

— Garde ton souffle pour marcher, mon frère.

Ils s’enfoncèrent dans les futaies peuplées de spectres qui les regardaient d’un air menaçant. Ils sentaient la haine que les morts portent aux vivants sourdre des orbites creuses de leurs crânes.

Personne n’osait s’attaquer à un mage des Robes Noires.

Caramon se vidait de son sang. Dans sa fièvre, il avait l’impression que son ombre prenait de la densité à mesure que la vie se retirait de son corps épuisé.

Tanis parcourait les bois à la recherche de Sturm. Il le retrouva aux prises avec une escouade de guerriers elfes aux armures étincelantes.

— Sturm, ce n’est qu’un rêve ! cria-t-il au chevalier qui pourfendait ses assaillants à tour de bras.

Chaque fois qu’il en abattait un, celui-ci disparaissait, puis réapparaissait comme par enchantement. Tanis dégaina son épée et vint à sa rescousse.

— Tu parles ! fit le chevalier, réprimant un cri de douleur.

Une flèche venait de traverser sa cotte de mailles et s’était fichée dans son bras. Tanis tint l’ennemi en respect pendant que Sturm arrachait le dard.

— Et ça, c’est un rêve ? lança le chevalier en montrant son bras ensanglanté.

— Raistlin nous a dit…, commença Tanis.

— Raistlin ! Tanis, regarde donc la robe qu’il porte maintenant !

— Comment peux-tu être au Silvanesti ! protesta le demi-elfe. (Il avait le sentiment étrange de parler avec lui-même.) Et Alhana qui disait que tu allais au Mur de Glace !

— J’ai peut-être été envoyé ici pour te secourir.

Tout va bien, se dit Tanis. Ce n’est qu’un rêve. Je vais me réveiller.

Mais les elfes étaient toujours là. Sturm devait avoir raison. Raistlin avait menti. Comme il avait menti avant qu’ils entrent dans la forêt. Mais pourquoi ? Dans quel but ?

Alors, Tanis comprit. L’orbe draconien !

— Il faut à tout prix atteindre la Tour avant Raistlin ! cria Tanis. Je sais ce que va faire le mage !

Les deux hommes partirent au pas de course.

Dans la lumière qui baissait de plus en plus, la Tour éclatante de blancheur leur apparut au milieu d’une clairière pleine de majesté. Ils se mirent à courir, fuyant les bois et les guerriers elfes qui les poursuivaient. Tanis détala jusqu’à ce qu’il se prenne les pieds dans une racine, qui s’enroula autour de sa cheville. Il se démenait comme un diable pour se libérer, quand un des morts-vivants se dressa devant lui et brandit sa lance. Pris au piège, Tanis leva les yeux vers le guerrier elfe et vit son arme lui glisser des mains. Une épée lui avait transpercé le corps.

Tanis chercha des yeux le brave qui lui avait sauvé la vie. C’était un étrange guerrier. Étrange, mais non étranger. L’inconnu enleva son heaume. Deux prunelles sombres se posèrent sur le demi-elfe.

— Kitiara ! s’exclama-t-il, confondu de surprise. Toi, ici ! Comment se fait-il ?

— J’ai cru comprendre que tu avais besoin d’aide, répondit la jeune femme avec un sourire en coin. Je ne me suis pas trompée.

Elle lui tendit la main. Il la prit sans y croire, mais elle palpitait, bien vivante, dans la sienne. Riant de la surprise de Tanis, Kitiara s’exclama :

— Qui est-ce, là-bas devant nous ? Sturm ? Magnifique ! Comme au bon vieux temps ! Si on allait jusqu’à la Tour ?

Rivebise se battait seul contre des légions de spectres. Il était conscient qu’il ne tiendrait pas longtemps.

Au milieu du fracas des armes, une voix claire l’interpella. Rivebise poussa un cri de joie. Des hommes de sa tribu, de Que-Shu ! L’heureuse surprise se mua en cauchemar.

Le barbare, horrifié, les vit bander leurs arcs et tirer sur lui.

— Halte ! Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis…

L’une après l’autre, les flèches s’abattirent sur Rivebise.

— C’est toi qui nous as amené le cristal bleu ! crièrent les hommes. Tout est ta faute ! Notre village a été détruit à cause de toi !

— Je n’ai jamais voulu ça, murmura Rivebise en s’effondrant, je ne savais pas. Pardonnez-moi.

À grands coups d’épée maladroits, Tika se frayait un chemin à travers la horde de spectres, quand elle constata avec horreur qu’ils se transformaient en draconiens. Leurs longues langues rouges dardées, ils braquaient sur elle leurs méchants petits yeux. La panique s’empara d’elle. Elle heurta Sturm, qui, furieux, lui ordonna de s’écarter de son chemin. Tika recula, bousculant Flint sur son passage. Le nain la poussa brutalement.

La vue brouillée par les larmes, terrorisée par les draconiens, elle perdit la tête, se mettant à frapper tout ce qui bougeait autour d’elle.

Quand elle vit Raistlin apparaître devant elle en robe noire, elle reprit ses esprits. Sans mot dire, il pointa un doigt vers le sol. Flint gisait à ses pieds, transpercé par l’épée de la jeune fille.