C’est moi qui les entraînés là-dedans, songea Flint. Je suis responsable. Je suis le plus âgé. Je dois les sortir de là.
Le nain brandit sa hache de guerre et poussa un rugissement. Les spectres éclatèrent de rire.
Furieux, Flint fit un pas vers eux. Ses genoux le faisaient abominablement souffrir. Ses doigts engourdis n’arrivaient plus à serrer sa hache. Il était à bout de souffle.
Flint comprit ce qui se passait. Les elfes n’attaquaient pas parce qu’ils voulaient le laisser mourir de sa belle mort : il était trop vieux, tout simplement.
Son esprit se mit à vagabonder. Sa vue se troubla. Il tâta ses poches à la recherche de ces satanées lunettes. Une silhouette surgit à son côté. Elle ne lui était pas inconnue. N’était-ce pas Tika ? Sans ses lunettes, il n’y voyait rien…
Lunedor errait parmi les arbres biscornus de la forêt enchantée. Elle avait perdu ses amis et les cherchait désespérément. Au loin, elle avait entendu l’appel de Rivebise et le fracas des épées qui s’entrechoquaient. Son cri s’était éteint dans un râle… Dans sa course folle, elle s’égratignait le visage aux branches hérissées d’épines et ses mains étaient en sang. Quand elle retrouva Rivebise, il était étendu sur le sol, criblé de flèches. Des flèches qu’elle connaissait bien !
Elle s’agenouilla près de lui.
— Guéris-le, Mishakal ! implora-t-elle comme elle l’avait fait si souvent.
Mais rien ne se passa. Le visage de Rivebise resta livide, ses yeux sans expression fixant obstinément le ciel gris.
— Mishakal, pourquoi ne m’entends-tu pas ? Je t’en supplie, guéris-le !
Ce fut alors qu’elle comprit.
— Non, pas lui ! Punis-moi ! hurla-t-elle. C’est moi qui ai douté ! C’est moi qui ai tout remis en question. J’ai vu la destruction de Tarsis, les enfants hurlant de douleur ! Comment peux-tu permettre que tout cela arrive ? J’ai voulu garder la foi, mais qui ne douterait pas devant de telles abominations ? Ce n’est pas lui qu’il faut punir.
En larmes, elle se pencha sur le corps inanimé de son époux. Elle ne voyait pas les guerriers elfes refermer leur cercle sur elle.
Tass, hypnotisé par les monstruosités qu’il voyait autour de lui, s’était égaré en chemin. Il se demandait comment ses amis avaient pu le perdre. Les spectres ne lui faisaient pas peur. Eux qui se nourrissaient de la peur des autres, sentaient que ce petit corps ne se laissait pas impressionner.
Au bout d’une journée de pérégrinations, le kender arriva devant la Tour des Étoiles. Enfin il allait pouvoir s’arrêter ; il avait retrouvé ses amis. Du moins l’un d’eux.
Le dos contre le portail de la Tour, Tika défendait chèrement sa vie. Tass songea qu’il fallait coûte que coûte qu’elle se réfugie dans la Tour ; ainsi serait-elle sauvée. Il se faufila jusqu’au portail et examina la serrure. Elle était d’une simplicité extrême.
— Dépêche-toi, Tass ! cria Tika.
Il allait tourner la clé quand il fut violemment heurté dans le dos.
— Hé ! Fais un peu attention ! cria-t-il.
Il s’était retourné vers elle, Incrédule, il la vit étendue à ses pieds dans une mare de sang où flottaient ses boucles rousses.
— Non ! Non, pas elle ! Tika ! hoqueta le kender.
À coup sûr, elle n’était que blessée ! Il fallait la tirer immédiatement à l’intérieur de la Tour. Les yeux noyés de larmes, les mains tremblantes, Tass s’acharna sur la serrure. Dans sa fureur, il tira un coup sec.
Au moment où la serrure céda, quelque chose lui piqua violemment l’index. Le portail s’ouvrit. Tass regarda la petite goutte de sang qui perlait sur son doigt, et observa la serrure. Une fine aiguille d’or y était enchâssée. Une serrure simple, un piège enfantin. Il avait fait fonctionner les deux. Les premiers effets du poison se firent sentir : une chaleur intense envahit le kender. Il se tourna vers la jeune fille. Il était trop tard. Tika était morte.
Raistlin et son frère traversèrent la forêt sans encombre. Caramon constata avec stupéfaction que le mage réussissait à tenir les spectres à distance par la seule force de sa volonté.
Raistlin faisait preuve d’une gentillesse, d’une douceur et d’une sollicitude inhabituelles. À la tombée du jour, Caramon était trop épuisé pour pouvoir mettre un pied devant l’autre. Sans le soutien de son frère, jamais il n’aurait pu marcher. Et plus il faiblissait, plus Raistlin s’épanouissait.
Lorsque la nuit mit fin aux tortures de la journée, les jumeaux atteignirent la Tour des Étoiles.
— Il faut que je me repose, Raist, dit Caramon, que la souffrance rendait fiévreux.
— Mais certainement, frère, répondit Raistlin en l’aidant à s’adosser contre le mur de marbre.
Il fixa Caramon de ses étranges yeux dorés.
— Adieu et bonne chance, Caramon.
Le grand guerrier leva vers son frère un regard interrogateur. Derrière lui se découpaient les silhouettes des elfes, restés jusqu’ici à distance respectueuse du mage. À présent, ils sentaient qu’il allait partir.
— Raist, tu ne dois pas m’abandonner ! Je ne pourrai pas me défendre contre eux. Je suis à bout de force. J’ai besoin de toi !
— C’est possible, mais moi, je n’ai plus besoin de toi. Je me suis approprié toute ta force. Enfin je suis devenu ce que j’aurais dû être sans les cruelles facéties de la nature : un être humain à part entière.
Caramon regarda son frère s’éloigner.
— Raist !
L’appel déchirant arrêta le mage. Il se retourna. Caramon vit briller ses yeux dorés.
— Quel effet cela fait-il de se sentir faible et craintif, mon frère ?
Raistlin se dirigea vers le portail entrouvert. Il enjamba les cadavres de Tika et de Tass, et disparut dans la Tour.
Sturm, Tanis et Kitiara arrivèrent en vue de la Tour des Étoiles. La première chose qu’ils virent, furent le corps gisant devant le portail.
— C’est Caramon ! cria Tanis, effondré.
— Où est son frère ? demanda Sturm avec un regard en coin pour Kitiara. Il l’a laissé mourir, sans aucun doute.
Tanis secoua la tête. Il se pencha sur le guerrier blessé à mort. L’épée au poing, Kitiara et Sturm s’occupèrent de tenir en respect les spectres qui s’étaient approchés.
Caramon leva des yeux embués sur Tanis, qu’il reconnut à travers un brouillard.
— Ami, je te demande de veiller sur Raistlin quand je ne serai plus là. Il faut le protéger.
— Veiller sur Raistlin ? répéta le demi-elfe. Lui qui t’a abandonné alors que tu agonises…
Les paupières de Caramon se fermèrent.
— Tu te trompes, Tanis. C’est moi qui lui ai dit de partir…
Le grand guerrier laissa retomber la tête sur sa poitrine. La nuit tombait ; les elfes avaient disparu. Sturm et Kitiara arrivèrent près du guerrier moribond.
— Qu’a-t-il dit ? demanda Sturm.
— Pauvre Caramon, souffla Kitiara en se penchant sur son demi-frère. J’ai toujours pensé que cela finirait ainsi. (Elle garda un moment le silence, puis reprit doucement :) Alors mon petit Raistlin est devenu quelqu’un de vraiment puissant…
— Au prix de la mort de ton frère ! explosa Tanis.
Le regard de Kitiara passa du demi-elfe à Caramon.
— Pauvre enfant ! dit-elle avec douceur.
Tanis couvrit Caramon de son manteau. Tous trois se dirigèrent vers l’entrée de la Tour.
— Tass ! Tika ! Non, par les dieux…
— Il n’y a plus rien à faire, Tanis, dit Sturm, la main sur l’épaule de son ami. Nous devons continuer notre route et en finir avec cette histoire. Dussé-je y passer ma vie, j’aurai un jour la peau de Raistlin !
La mort n’existe que dans nos têtes. Ce n’est qu’un rêve, se répétait Tanis. C’était ce qu’avait dit Raistlin…
Je vais me réveiller, pensa-t-il de toutes ses forces. Quand il rouvrit les yeux, le cadavre de Tass gisait toujours sur les dalles de marbre.