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Les épisodes cauchemardesques vécus au Mur de Glace n’étaient rien comparés au rêve hallucinant de réalité qui les avait hantés un mois auparavant. Aucun ne se risquait à y faire allusion.

En dehors du nain, embarqué de force et tombé aussitôt malade, le moral semblait au beau fixe. Outre l’orbe, ils ramenaient un objet plus important encore, bien qu’ils n’en aient pas eu conscience au moment de sa découverte…

Accompagnés de Dirk et des deux jeunes chevaliers qui les avaient libérés à Tarsis, les compagnons s’étaient mis à la recherche de l’orbe draconien dans le château du Mur de Glace. L’entreprise n’était pas allée sans mal, car ils avaient dû affronter des hommes-morses, des loups et des ours.

Au hasard d’une halte inopinée, ils étaient tombés en arrêt devant un spectacle saisissant : un dragon aux écailles argentées d’au moins cinquante pieds de haut se dressait devant eux, emprisonné dans un mur de glace. Malgré son air féroce, il dégageait une impression de noblesse et ne provoquait en rien la terreur qu’ils avaient éprouvée face aux dragons rouges. Au contraire, la magnifique créature leur inspirait une compatissante tristesse.

Autre fait étrange, le dragon avait un cavalier. D’après son antique armure, il s’agissait d’un Chevalier de Solamnie. Entre ses mains gantées, il tenait ce qui avait dû être une grande lance.

« — Que fait un Chevalier de Solamnie sur le dos d’un dragon ? » demanda Laurana, qui songeait aux seigneurs draconiens.

« — Il est arrivé que des chevaliers basculent du côté du Mal, répondit Dirk, bien que j’aie peine à le reconnaître. »

« — Pourtant, je ne sens pas l’aura du Mal, dit Elistan. Plutôt un grand chagrin. Je me demande qui les a tués. Ils n’ont pas l’air d’être blessés. » Tass fronça les sourcils.

« — Cela me rappelle quelque chose… une image que je connais bien ! Elle représente un homme à cheval sur un dragon argenté. J’ai vu…»

« — Tout ce que tu vois… ! Tu as même vu des éléphants à fourrure ! » coupa Flint en ricanant. « – Je parle sérieusement, » protesta le kender. « – Où était-ce, Tass ? demanda Laurana. T’en souviens-tu ? »

« — Je crois que… ce devait être à Pax Tharkas, et cela me rappelle Fizban…»

« — Fizban ! Un comble ! explosa Flint. Ce vieux mage est encore plus fêlé que Raistlin, si la chose est possible…»

« — Je ne vois pas de quoi Tass veut parler, intervint Sturm, les yeux fixés sur le dragon, mais je me souviens de ce que racontait ma mère sur Huma chevauchant un dragon d’argent, Lancedragon au poing, avant l’ultime combat…»

« — Et moi je me rappelle que ma mère me demandait de laisser des gâteaux pour l’Ancien en robe blanche qui venait au château pendant les fêtes ! s’esclaffa Dirk. Non, c’est à coup sûr un chevalier renégat, enchaîné par le Mal. »

« — Tu as raison, Sturm ! s’exclama Tass. C’est une Lancedragon ! J’ignore comment je le sais, mais j’en suis sûr ! » « – L’aurais-tu vu dans le livre de la bibliothèque de Tarsis ? » demanda Sturm.

Le sérieux inhabituel du kender avait quelque chose d’effrayant.

« — Peut-être devrions-nous emporter la Lancedragon, suggéra timidement Laurana. Cela ne nuirait à personne. »

« — Allons, viens, Lumlane, fit Dirk. Les Thanoïs ne vont pas tarder à retrouver notre trace ! »

Sturm ne répondit pas.

« — Comment pourrions-nous prendre cette lance ? dit-il, pensif. Elle est encastrée dans dix pouces de glace ! »

« — Je sais comment faire ! » s’exclama Gilthanas.

Il commença à escalader la paroi lisse et glacée. À quatre pattes sur l’aile du dragon, il avança au plus près de la lance. Pressant la main contre la glace qui l’enveloppait, il prononça une incantation.

Une lueur rouge s’échappa de ses doigts. La chaleur fit fondre la glace, et il parvint à saisir la lance. Hélas, le poing du chevalier était refermé comme un étau sur la hampe. Gilthanas essaya en vain de lui ouvrir les doigts.

Le froid qui le pénétrait jusqu’à la moelle devenait insupportable. Il dut renoncer, et redescendit.

« — C’est impossible ! La lance est soudée à sa main. »

« — On pourrait peut-être lui briser les doigts ? » suggéra le kender, toujours animé de bonnes intentions.

Sturm le foudroya du regard.

« — Profaner un mort, jamais ! Je vais essayer de faire glisser la lance. »

À son tour, Sturm escalada la paroi. À l’instant où il empoignait la lance, la tête du chevalier remua imperceptiblement. Ses doigts gelés s’ouvrirent. Sturm faillit tomber à la renverse de stupeur. Il lâcha la lance et recula à quatre pattes sur l’aile du dragon.

« — Sturm, le chevalier t’offre la lance, prends-la ! cria Laurana. C’est qu’il veut la remettre à un pair. » « – Je ne suis pas chevalier ! rétorqua Sturm. C’est sûrement un signe, mais est-il de bon augure ? »

Il retourna sur ses pas et, saisissant la lance avec détermination, il la retira de la main du chevalier sans rencontrer de résistance.

« — Fantastique ! dit Tass, impressionné. Tu as vu, Flint, quand le corps s’est mis à bouger ? »

« — Non, je n’ai rien vu ! Et toi non plus ! Fichons le camp d’ici, » dit le nain en frissonnant.

Laurana prit la lance des mains de Sturm et l’enveloppa dans une fourrure. Les compagnons continuèrent leur chemin à travers les couloirs glacés du château.

« — Et si c’était une arme maléfique ? » souffla Sturm à Laurana, qui marchait à son côté.

La jeune elfe se retourna sur le dragon et le cavalier. Le soleil blême des pays du sud les nimbait d’une brume sinistre. Elle crut voir le corps du chevalier s’affaisser.

« — Crois-tu à la légende de Huma ? » demanda-t-elle en guise de réponse.

« — Je ne sais plus en quoi je dois croire, répondit Sturm. Il n’y a pas si longtemps, les choses étaient claires et simples ; si ce n’était pas noir, c’était blanc. Je croyais en l’histoire de Huma. Ma mère m’en parlait comme d’un événement réel. Et puis un jour, je suis allé en Solamnie. »

Il s’arrêta, craignant de lire de la réprobation sur le visage de Laurana. Mais celle-ci le considérait avec intérêt, et il se risqua à lui faire une confidence.

« — Je n’ai jamais parlé de cela, pas même à Tanis, poursuivit-il. Dans mon pays, en Solamnie, j’ai découvert que la chevalerie n’était pas l’ordre honorable et dévoué que ma mère m’avait décrit, mais un lieu d’intrigues et de complots politiques. Les meilleurs de ses membres étaient à l’image de Dirk, honorables, mais inflexibles et d’esprit rigide, imbus de leur supériorité et dédaignant tout ce qu’ils considéraient comme inférieur. Pire encore : lorsque je leur ai parlé de Huma, ils m’ont ri au nez. Pour eux, Huma n’est qu’un chevalier errant, qui aurait été exclu de l’Ordre pour avoir enfreint ses règles. Battant la campagne afin de rameuter les paysans, il serait devenu grâce à eux une figure de légende. »

« — Mais a-t-il réellement existé ? » insista Laurana, émue par la tristesse du chevalier.

« — Oui, sans aucun doute. Son nom figure sur les registres des Ordres mineurs de chevalerie que le Cataclysme a épargnés. Mais personne ne croit plus aux légendes du Dragon d’Argent, de l’Ultime Bataille, ni de Lancedragon. Comme Dirk l’a fait remarquer, il n’existe pas de preuves. Nul ne peut en témoigner. « Ce ne sont que des contes pour les enfants », comme dirait Raistlin.

« Tu sais, je ne l’aurais jamais cru, mais Raistlin me manque… Ils me manquent tous. C’est comme si on m’avait retiré une part de moi-même. J’ai ressenti la même chose lorsque j’étais en Solamnie et c’est pourquoi je suis parti sans même attendre les épreuves d’initiation à la chevalerie. Ces gens, qui sont mes amis, agissaient davantage contre le Mal que l’Ordre au grand complet. Y compris Raistlin, bien que j’aie peine à le comprendre. Lui pourrait nous dire tout ce que cela signifie. Au moins, il y croirait. Si seulement il était là. Si Tanis était là…»