— « Vous autres les elfes » ! cria Laurana. C’est bien une parole d’humain ! Il y a plus d’elfe en toi que tu veux l’admettre, Tanthalas ! Je consens à te croire quand tu dis porter la barbe pour ne pas escamoter ta part humaine. Mais je n’en suis plus si sûre. J’ai suffisamment vécu parmi les humains pour savoir ce qu’ils ressentent envers les elfes ! Moi, je suis fière de mes origines. Toi, non. Tu en as honte. Pourquoi ? Parce que tu es amoureux d’une humaine ! Kitiara, c’est bien ainsi qu’elle s’appelle ?
— Tais-toi ! cria Tanis en jetant une torche par terre. Si tu veux discuter sur ce ton, parle-moi donc de tes relations avec Elistan. Il est prêtre de Paladine, mais il n’en est pas moins homme, ce dont tu peux sans aucun doute témoigner ! Je n’entends plus que ça, articula-t-il en imitant la jeune elfe, « Elistan est si sage », « Demande à Elistan, il le sait », « Tanis, écoute Elistan »…
— Comment peux-tu me reprocher tes propres langues ? rétorqua Laurana. J’apprécie Elistan et j’ai du respect pour lui. C’est l’homme le plus sage que j’ai rencontré, et le meilleur. Il est prêt à se sacrifier pour les autres, c’est le but de sa vie.
« Mais l’homme que j’aime, le seul que j’ai jamais aimé, le voilà, bien que je commence à me demander si ce n’est pas une erreur.
« Tu m’as dit dans le Sla-Mori que je n’étais qu’une petite fille et que je ferais bien de grandir, Tanis Demi-Elfe, c’est ce que j’ai fait. J’ai souffert mille morts, j’ai affronté des frayeurs que je croyais insurmontables et j’ai appris à me battre pour défendre ma vie. J’ai tellement souffert que je crains d’être devenue insensible à la douleur. Mais ce qui me fait le plus mal, c’est de te voir tel que tu es vraiment. »
— Je n’ai jamais prétendu être parfait, Laurana, dit tranquillement Tanis.
La lune d’argent et la lune rouge se levaient à peine, brillant assez pour que Tanis vît des larmes dans les yeux de Laurana. Il tendit ses mains vers elle, mais elle fit un pas en arrière.
— Tu ne l’as jamais prétendu, dit-elle avec colère, mais tu te complais à nous le faire croire !
Elle prit une torche accrochée au mur et franchit la porte de Thobardin. Tanis la regarda s’éloigner de sa démarche aérienne.
Il resta planté là, caressant sa barbe rousse qu’aucun autre elfe sur Krynn ne pourrait jamais se laisser pousser.
Bizarrement, il pensa à Kitiara, évoquant ses épaisses boucles noires et son sourire carnassier, son tempérament fougueux et son corps sensuel de combattante aguerrie.
Il y eut un grondement de tonnerre dans la montagne. Le mécanisme qui actionnait les portes s’était mis en branle. Le grand portail de pierre allait se refermer. Tanis décida de ne pas rentrer. « Enterrés dans un tombeau », avait dit Sturm. Il n’avait pas tort. Le demi-elfe resta figé devant la porte qui s’était refermée entre Laurana et lui. Derrière, il y avait la montagne, impénétrable, glacée, hostile.
Tanis marcha vers le bois. Pour passer la nuit, un tapis de neige était préférable au sol glacé.
Après l’altercation avec Laurana, Tanis se réjouit de l’heureuse diversion qu’offrait un voyage. Tous les compagnons avaient accepté d’y participer.
Quand ils se mirent en route, il faisait doux et le ciel était clair. Raistlin était le seul à porter un épais manteau. Ils évoquèrent leurs bons souvenirs de Solace sans citer les mauvais, comme si leurs nouvelles perspectives d’avenir occultaient des événements douloureux.
Le soir, Elistan leur racontait ce qu’il avait appris des Anneaux de Mishakal. Ses paroles leur faisaient du bien et renforçaient leur ferveur. Même Tanis, qui avait passé sa vie à la recherche de la foi, et dont le scepticisme s’était éveillé, commençait à se dire qu’il valait mieux croire en ce dieu-là qu’en un autre.
Il ne demandait pas mieux que de croire, mais il ne parvenait pas à résoudre sa dualité intérieure, écartelé qu’il était entre sa nature d’elfe et sa partie humaine.
Au bout de quelques jours, l’heureux état d’esprit des compagnons commença à se dégrader. Le vent du nord se mit à souffler et le ciel s’emplit de nuages. La neige les força à se réfugier dans une caverne. Ils sentirent monter la menace d’un danger, sans vraiment savoir lequel. Le sentiment d’être vus et entendus ne fit que s’accentuer.
Mais de quoi pouvait-il s’agir, dans ces Plaines Poudreuses où la vie s’était éteinte depuis trois cents ans ?
2
Entre maître et dragon. Un voyage consternant.
Le dragon déploya ses immenses ailes et s’arracha aux eaux chaudes de la source. Il s’élança au-dessus des nuages de vapeur pour gagner l’air frais. Le froid hivernal le prit à la gorge, mais il résista à la tentation de retourner à la chaleur et grimpa sur un escarpement.
Au contact de l’air glacial, la vapeur des sources se transformait en glace et rendait les rochers glissants, ce qui irrita le dragon.
Les sommets s’illuminèrent des lueurs de l’aube. Les rayons du soleil vinrent caresser ses écailles sans pour autant le réchauffer. Le dragon frissonna. L’hiver n’était pas fait pour les dragons bleus, pas plus que les voyages dans ces contrées abyssales. Zephir n’avait cessé de ressasser ces pensées au long de la rude nuit qu’il venait de passer. Des yeux, il chercha son maître.
Sur une corniche, il repéra sa haute stature couronnée de son heaume à cornes recourbées, et vêtu d’une armure d’écailles de dragon. Sa cape flottant au vent, il scrutait la plaine qui s’étendait à ses pieds.
— Seigneur, rentre dans ta tente, dit Zephir. (Et laisse-moi retourner aux sources chaudes, ajouta-t-il mentalement.) Ce vent me transperce les os. Que fiable es-tu venu faire par ici ?
Zephir avait supposé que son maître était venu reconnaître les lieux avant de livrer bataille. Mais ce n’était pas le cas. L’invasion de Tarsis avait été planifiée depuis longtemps par un autre Seigneur des Dragons, car ce territoire était sous la dépendance des dragons rouges.
Les dragons bleus et leur maître contrôlent le nord, et moi je suis là, dans ces contrées gelées du sud, pensa Zephir avec irritation. Et derrière moi, tout un escadron de dragons bleus…
Les imbéciles, se dit-il encore en les regardant s’ébattre dans les sources chaudes. Tout ce qu’ils attendent, c’est que le maître donne le signal de l’attaque. La seule chose qui les intéresse est de sillonner le ciel en pilonnant les cités de leurs éclairs de feu mortels. Leur fidélité à leur seigneur est aveugle. Il est vrai qu’il les a menés de victoire en victoire à travers tout le nord, et sans pertes.
Ils me laissent le soin de poser les questions, parce que je suis sa monture. Puisqu’il en est ainsi… Il faut dire que nous nous entendons bien, le maître et moi.
— Nous n’avons aucune raison d’aller à Tarsis, déclara le dragon.
Zephir pouvait se permettre de dire ce qu’il pensait. Il n’avait pas peur. Contrairement à beaucoup de dragons, qui obéissaient à contrecœur parce qu’en réalité c’étaient eux qui faisaient la loi, Zephir respectait et aimait son maître.
— Les rouges ne veulent pas de nous ici, reprit le dragon, d’ailleurs, ils n’ont nul besoin de notre présence. Cette douce cité qui t’attire si étrangement tombera facilement. Il n’y a plus d’armée ; ils ont mordu à l’hameçon et franchi la frontière.
— Si nous sommes là, c’est parce que mes espions m’ont dit qu’ils y étaient, ou qu’ils y seront sous peu.