— Un dragon qui souffle de la glace ! s’écria Tass. Si seulement je pouvais voir ça !
— Que va-t-il advenir du bateau ? demanda Laurana. Il craque de toutes parts.
— Nous ne pouvons rien y faire, répondit Sturm. Le gréement cédera sous le poids de la glace et entraînera les voiles avec lui. Le grand mât sera abattu comme un arbre dans la tempête. Les courants feront dériver la coque sur les récifs et ce sera le naufrage. Que pourrions-nous faire…
— Essayer d’abattre le dragon en vol ! dit Gilthanas.
— Le pont doit être couvert d’une bonne couche de glace, objecta le chevalier. Nous sommes coincés à l’intérieur.
Je comprends comment le dragon compte récupérer l’orbe, songea Laurana. Une fois que le navire se sera échoué, il nous tuera, et pourra cueillir son butin.
Un nouveau choc ébranla la coque, qui glissa sur l’eau. Ils comprirent que le dragon soufflait sur le navire pour le pousser vers la côte.
Neige était fier de son plan, qu’il trouvait excellent. Il lui suffisait de planer derrière le bateau et de souffler dessus de temps en temps pour aider les courants à le propulser vers le rivage. Hélas, il ne tarda pas à découvrir la faille de son ingénieux stratagème. Le clair de lune fit apparaître des récifs acérés émergeant des flots.
D’énormes nuages vinrent voiler les rayons de lune ; il fit bientôt un noir d’encre. Neige ne voyait plus rien. Il maudit les nuages qui, dans le nord, servaient si bien les desseins des seigneurs draconiens. Il entendit le fracas de planches qui se brisaient sur les rochers et les cris des matelots. Alors il se mit à planer au ras de l’eau dans l’espoir de les prendre dans ses filets de glace en attendant le petit matin.
Un autre bruit, plus inquiétant encore, lui parvint à travers les ténèbres. Un arc s’était détendu, une flèche avait sifflé. On lui tirait dessus !
Atteint à l’aile, il poussa un hurlement de douleur et reprit promptement de l’altitude. Qui pouvait faire mouche ainsi dans la nuit ? Neige se souvint qu’il existait des gens capables de voir dans l’obscurité. Ces maudits elfes ! De plus, il faisait une cible idéale, maintenant qu’il avait une aile endommagée.
Ses forces commencèrent à décliner. Il avait volé toute la journée et sa blessure le faisait souffrir. Soudain, il décida de rentrer au Mur de Glace. La Reine des Ténèbres ne serait pas contente, mais après tout, sa mission était accomplie : le navire avait fait naufrage et l’orbe n’atteindrait jamais Sancrist. La Reine et son vaste réseau d’espions le retrouveraient sans peine…
— Le dragon est parti ! s’écria Gilthanas.
— Bien sûr ! lança Dirk. Il n’est pas doué de vision elfique ! D’ailleurs, ta flèche a fait mouche.
— C’est Laurana qui l’a touché, pas moi ! dit Gilthanas en souriant à sa sœur, qui aidait à sauver vivres et bagages du naufrage.
Le navire venait de sombrer. Sturm, qui avait pris Flint sur son dos, le déposa sur le rivage.
Dans une gerbe d’éclaboussures, Tass sortit de l’eau en claquant des dents, un sourire jusqu’aux oreilles. Suivaient Elistan et le capitaine.
— J’ai perdu six de mes hommes, dit celui-ci d’un ton abattu, et mon navire, qui était tout ce que je possédais.
— Je suis désolé, fit Dirk d’un ton hautain. Toi et tes hommes avez tenté ce que vous avez pu. Mais ce qui est fait est fait.
— Capitaine, nous avons envoyé tes hommes sur cette plage pour qu’ils se mettent à l’abri, dit Laurana en pointant un doigt vers le nord.
Comme pour illustrer ses paroles, un grand feu se mit à flamboyer dans la zone qu’elle indiquait.
— Quels idiots ! maugréa Dirk. Ils vont attirer l’attention du dragon.
— Il faut choisir : ou nous prenons ce risque ou nous mourons de froid. En ce qui me concerne, tu peux bien faire ce que tu veux…, marmonna le capitaine avant de disparaître dans l’obscurité.
Tout le monde grelottait. Laurana, prise jusqu’ici dans le feu de l’action, se mit à trembler de froid. Elle s’inquiéta de ce qui avait pu être sauvé du naufrage.
— L’orbe est bien là ? demanda-t-elle avec anxiété.
— Oui, dans ce coffre, répondit Dirk, avec la lance et l’épée elfe que vous appelez Dracantale. Bon, eh bien, autant aller profiter de ce bon feu…
— Pas si vite…, fit une voix qui sonnait étrangement.
En un clin d’œil, les compagnons furent entourés de torches qui les éblouirent. Ils se précipitèrent sur leurs armes. Laurana examina attentivement les nouveaux venus.
— Attendez ! cria-t-elle. Ils sont des nôtres ! Ce sont des elfes !
— Silvanesti ! dit chaleureusement Gilthanas.
Il laissa tomber son arc et s’avança en tendant les bras.
— Nous avons fait un long voyage dans les ténèbres, dit-il en elfe, content de te retrouver, mon frère…
Il ne put aller plus loin. Le chef des elfes lui flanqua un coup de gourdin sur la tête. Assommé, Gilthanas s’écroula sur le sable. Sturm et Dirk se mirent aussitôt en garde. Dans les rangs elfes, les lames étincelèrent.
— Arrêtez ! cria Laurana. (Elle s’agenouilla près de son frère et retira la capuche qui couvrait son visage.) Nous sommes vos cousins du Qualinesti ! Ces humains sont des Chevaliers de Solamnie !
— Nous savons très bien ce que vous êtes : des espions du Qualinesti ! Rien d’étonnant que vous voyagiez avec des humains ; il y a bien longtemps que votre race est polluée ! Emmenez-les ! dit le chef à ses hommes. S’ils résistent, vous savez ce que vous avez à faire. Et trouvez l’orbe draconien dont ils parlaient.
Les elfes firent un pas vers les compagnons,
— Non ! cria Dirk en se campant devant le coffre qui contenait l’artefact. Sturm, ils n’auront pas l’orbe !
Sturm avait déjà adressé son salut à l’ennemi et marchait à sa rencontre, l’épée brandie.
— Ils veulent en découdre, dit le chef des elfes en levant son arme. Eh bien soit !
— Vous êtes tous devenus fous ! hurla Laurana en se dressant entre les deux partis. Même les gobelins et les draconiens, malgré leur vilenie, ne vont pas jusqu’à se décimer ! Tandis que les elfes, jadis incarnation du Bien, ne pensent qu’à s’entre-tuer ! (D’un geste bref, elle ouvrit le coffre.) Regardez ! L’espoir du monde est là ! C’est un orbe draconien, conquis au péril de notre vie au château du Mur de Glace. Notre navire s’est échoué sur les récifs, mais nous avons chassé le dragon qui voulait nous ravir l’orbe. Après ces épreuves, nous voilà confrontés à un danger plus grand encore : notre propre peuple menace nos vies. S’il en est ainsi, si nous sommes tombés si bas, alors tuez-nous, et je vous jure que nous ne ferons rien pour nous défendre !
Sturm, qui ne comprenait pas la langue des elfes, vit ses adversaires baisser leurs armes. Je me demande ce qu’elle leur a raconté, mais on dirait que ça a marché, se dit-il en rengainant sa lame.
— Je vais réfléchir à cette histoire, fit le chef des elfes en langue commune. (Il regarda Laurana, penchée sur son frère.) Nous avons peut-être agi un peu trop vite, mais quand vous aurez passé un peu de temps ici, vous comprendrez pourquoi.
— Je n’approuverai jamais un acte comme celui-ci !
Un elfe sorti de l’ombre et s’avança vers le chef.
— Il y a là-bas des humains, on dirait des marins, qui prétendent avoir été attaqués par un dragon. Ils auraient fait naufrage.
— Vous avez vérifié ?
— Nous avons trouvé des débris de bois sur le rivage. Nous ferons des recherches demain matin. Les humains sont trempés et en piteux état. Ils n’ont opposé aucune résistance. Je crois qu’ils disent la vérité.
— Tu sembles avoir parlé sincèrement, dit le chef des elfes en langue commune à Laurana. Mes hommes rapportent que les humains capturés sont des matelots. N’ayez crainte : nous les gardons prisonniers, car nous ne pouvons pas nous permettre de problèmes supplémentaires sur cette île. Mais ils seront bien traités ; nous ne sommes pas des gobelins ! Je regrette d’avoir frappé ton ami…