— C’est mon frère, répliqua Laurana. Il est le fils cadet de l’Orateur du Soleil. Je suis Lauralanthalasa, et voici Gilthanas. Nous appartenons à la famille royale du Qualinesti.
Le chef pâlit, mais reprit vite contenance. !
— Ton frère sera bien soigné. Je vais envoyer chercher un guérisseur…
— Nous n’avons pas besoin de ton guérisseur ! répliqua Laurana. Cet homme est un prêtre de Paladine, dit-elle, faisant un geste vers Elistan. Il s’occupera de mon frère…
— Un humain ?
— Oui, un humain ! cria Laurana. Les elfes ont assommé mon frère, donc je préfère demander aux humains de le soigner. Elistan…
Le prêtre s’avança. Sur un signe de leur chef, les elfes s’emparèrent de lui. Sturm volait déjà à son secours, mais Elistan l’arrêta d’un regard et jeta un coup d’œil éloquent à Laurana. Sturm comprit l’avertissement muet. Leur sort était entre les mains de la jeune elfe.
— Lâchez-le ! fit Laurana. Laissez-le soigner mon frère !
— Dame Laurana, je ne peux croire en l’existence d’un prêtre de Paladine. Tous ses adeptes ont disparu quand les dieux se sont détournés de Krynn. Je ne sais d’où sort ce charlatan ni comment il a pu t’abuser, mais je ne le laisserai pas poser la main sur un elfe.
— Même sur un elfe ennemi ?
— Même si un elfe avait tué mon propre père, répondit le chef. À présent, dame Laurana, je voudrais te parler seul à seul de ce qu’il se passe en Ergoth du Sud.
Voyant qu’elle hésitait, Elistan prit la parole :
— Va, chère Laurana. Tu es la seule qui puisse faire quelque chose pour nous. Je resterai auprès de Gilthanas.
— Très bien, fit Laurana, pâle comme une morte.
Elle se releva et suivit le chef.
— Je n’aime pas ça, dit Dirk en fronçant les sourcils. Elle n’aurait pas dû leur parler de l’orbe draconien.
— Ils nous ont entendus en parler avant ! laissa tomber Sturm.
— Soit, mais elle leur a montré où il était ! Je n’ai pas confiance en elle, ni en son peuple. Qui sait ce qu’ils sont en train de manigancer ?
— Ça suffit ! gronda une voix sourde.
Les deux hommes se retournèrent. Le nain approchait en titubant. Il claquait des dents, mais ses yeux lançaient des éclairs.
— J’en ai plus qu’assez de toi, haut et puissant seigneur, tonna-t-il en s’efforçant de serrer les dents.
Sturm voulut s’interposer entre Dirk et lui, mais le nain le repoussa. Sturm réprima un sourire. Trempé jusqu’aux os, la barbe collée sur la poitrine, Flint, qui arrivait à peine à la ceinture du chevalier, le toisait d’un regard mauvais.
— Vous autres, les chevaliers, à force de macérer dans votre carcan de ferraille, vous avez réduit vos cervelles en purée ! À supposer que vous en ayez jamais possédé une once, ce dont je doute… J’ai vu un jour arriver une petite elfe de rien, et la voilà devenue une femme magnifique ! Et je vous le dis, il n’y en a pas un sur Krynn qui égale son courage et sa noblesse. Il se trouve qu’elle t’a sauvé la vie, et ça, tu n’arrives pas à le digérer !
Dirk s’empourpra.
— Je n’ai besoin ni des elfes ni des nains pour…, commença-t-il, hors de lui.
Il fut interrompu par l’arrivée de Laurana, qui revenait en courant, l’œil brillant.
— Nous n’avions vraiment pas besoin de ça ! murmura-t-elle entre ses dents. Le Mal est en train de se propager dans mon propre peuple !
— Que se passe-t-il ? demanda Sturm.
— Voilà où nous en sommes : trois tribus se partaient le territoire de l’Ergoth du Sud… – Trois ? interrompit Tass. Quelle est cette troisième tribu ? D’où sortent-ils ? On peut les voir ? Je n’ai jamais entendu parler…
— Tass ! coupa Laurana, exaspérée. Va voir Gilthanas et reste auprès de lui. Et demande à Elistan de venir nous rejoindre.
— Mais…
— Va ! ordonna Sturm en lui flanquant une bourrade.
Humilié, Tass s’en alla d’un pas traînant. Il s’assit près de Gilthanas et bouda. Elistan lui tapota gentiment l’épaule et rejoignit les autres. Laurana poursuivit son récit :
— La troisième tribu, ce sont les elfes du Kaganesti plus connus sous le nom d’elfes sauvages en langue commune. Ils se sont battus à nos côtés pendant les guerres de Kinslayer. Pour les récompenser de leur loyauté, Kith-Kanan leur octroya les Monts de l’Ergoth, bien avant que le Cataclysme sépare le Qualinesti de l’Ergoth. Cela ne m’étonne pas que vous n’ayez jamais entendu parler d’eux. C’est un peuple secret, qui vit replié sur lui-même. On les appelait jadis elfes des confins, car ce sont de féroces guerriers, fidèles à Kith-Kanan, mais ils détestent les villes. Ils ont fraternisé avec les druides dont ils ont reçu le savoir en héritage, mais ils pratiquent le mode de vie des anciens elfes. Mon peuple les considère comme des barbares.
« Il y a quelques mois, quand les elfes du Silvanesti ont été contraints de quitter leur pays, ils se sont réfugiés ici, avec la permission des elfes du Kaganesti, à condition que cela soit provisoire. Peu après, mon peuple est arrivé du Qualinesti. Ainsi, les trois groupes se trouvent réunis pour la première fois depuis des siècles. »
— Je ne vois pas en quoi…, l’interrompit Dirk.
— Tu vas vite comprendre, coupa Laurana d’une voix haletante, car nos vies dépendent des tristes circonstances qui règnent sur cette île.
« Au début, tout s’est bien passé. Les cousins exilés avaient beaucoup de points communs ; tous deux avaient été chassés de leur chère patrie par le fléau. Les elfes du Silvanesti s’installèrent sur la côte ouest, ceux du Qualinesti sur la côte est. Ils étaient séparés par un détroit où se jette un fleuve, le Than-Tsalarian, ce qui signifie Fleuve des Morts en langage kaganesti. Les Kaganestis, eux, vivent dans la région des collines, au nord du fleuve.
« Pendant un temps, il y eut des tentatives de rapprochement entre les elfes du Silvanesti et ceux du Qualinesti. C’est alors que les ennuis commencèrent. Car même après des siècles, les vieilles haines et les anciens préjugés refirent surface. Le détroit pourrait être rebaptisé Than-Tsalaroth, Fleuve de la Mort. »
Flint posa sa main sur celle de Laurana.
— Tu sais, chez les nains, c’est du pareil au même. Vous avez vu comment j’ai été traité à Thobardin, chez les nains des ravins. De toutes les plaies qui accablent les hommes, les plus atroces sont les haines familiales.
— Le sang n’a pas été versé, mais les anciens ont eu tellement peur de ce qui risquait d’arriver qu’ils ont interdit de traverser le détroit, sous peine d’emprisonnement. Voilà la situation. Chaque camp se défie de l’autre. Ils s’accusent mutuellement de trahison pour le compte du Seigneur des Dragons ! On a démasqué des espions des deux côtés.
— Je comprends pourquoi ils nous ont attaqués, murmura Elistan.
— Et les elfes du Kaganesti ? demanda Sturm.
— Eux qui ont offert leur hospitalité ont été bien mal récompensés. Ils n’ont jamais vécu dans la richesse. D’après nos critères, ils subsistent pauvrement de la cueillette et de la chasse. Ils ne cultivent pas la terre et ne savent pas forger le métal. Quand nous sommes arrivés, ils ont été éblouis par les bijoux et les armes. Ils ont cherché à découvrir les secrets de l’or, de l’argent, de l’acier…
« J’ai honte de le dire, mais mon peuple a profité de leur pauvreté. Les elfes du Kaganesti ont travaillé pour les nôtres. À cause de cela, les anciens, fâchés de voir leur jeunesse partir pour mener une autre vie, abandonnant leurs coutumes ancestrales, sont devenus hostiles et belliqueux. »