— Laurana ! appela Tass.
Laurana tourna la tête.
— Regardez ! Voilà justement une elfe kaganesti ! s’exclama-t-elle.
Une jeune femme svelte, habillée comme un homme, s’était agenouillée près de Gilthanas et lui massait le front. Le jeune seigneur elfe grogna de douleur. La jeune femme entreprit de mélanger des ingrédients dans une coupe en terre. ? – Que fait-elle ? s’enquit Elistan.
— Apparemment, c’est elle qu’ils ont envoyée en guise de guérisseur. Les Kaganestis sont renommés pour leurs connaissances druidiques.
Le nom d’elfe sauvage leur va comme un gant, se dit Elistan. Jamais il n’avait rencontré d’être pensant qui eût un aspect si primitif. Entièrement vêtue de peaux de bêtes, la jeune femme avait la pâleur et la maigreur des populations sous-alimentées. Sa chevelure terne était si emmêlée et sale qu’elle n’avait plus de couleur. Mais ses mains étaient longues et fines. Sur son visage se lisait de la compassion pour le blessé.
— Eh bien, qu’allons-nous devenir dans cette histoire ? demanda Sturm.
— Les Silvanestis sont d’accord pour nous escorter auprès de ma tribu, répondit-elle en rougissant. Il y a eu un litige. Ils ont insisté pour nous présenter d’abord aux anciens, mais j’ai protesté, affirmant que je n'irais nulle part sans demander l’accord de mon père. Ils n’ont plus rien dit. Dans toutes les tribus, la fille dépend de la maison paternelle jusqu’à sa maturité. Me garder ici contre ma volonté équivaudrait à un rapt, et ce serait la guerre. Personne n’en veut.
— Et ils nous laissent partir, sachant que nous sommes en possession de l’orbe ? demanda Dirk, surpris.
— Ils ne nous laissent pas partir, répliqua Laurana. J’ai dit qu’ils nous escortaient auprès de ma tribu.
— Il y a un avant-poste solamnique au nord, souffla Dirk. Nous pourrions y trouver un bateau qui nous emmènerait à Sancrist !
— Essaye d’atteindre la lisière de ce bois, tu verras bien si tu y arrives vivant ! dit Flint en éternuant bruyamment.
— Flint a raison, renchérit Laurana. Il faut que nous allions chez les elfes du Qualinesti pour convaincre mon père de nous aider à transporter l’orbe vers Sancrist. Maintenant, assez parlé. Ils m’ont donné le temps de vous expliquer la situation, mais ils sont pressés de partir. Je vais m’occuper de Gilthanas. Sommes-nous tous d’accord ?
Laurana regarda les deux chevaliers. Ce n’était pas leur approbation qu’elle cherchait, mais plutôt un acquiescement. Calme et déterminée, elle faisait tellement penser à Tanis que Sturm ne put s’empêcher de sourire. Mais Dirk, lui, ne souriait pas du tout. Vexé de ne pouvoir prendre les choses en main, il était furieux.
Il marmonna entre ses dents qu’il fallait tirer le meilleur parti de la situation, et à grands pas rageurs il partit chercher le coffre.
Laurana s’en alla rejoindre son frère. L’elfe sauvage entendit ses pas crisser sur le sable. Elle leva la tête et regarda la jeune femme d’un air apeuré, puis recula à la manière d’un animal craintif. Tass, qui avait bavardé avec elle dans un galimatias de langues commune et d’elfe, la retint par le bras.
— Ne t’en va pas, c’est la sœur du seigneur elfe. Regarde, Laurana, Gilthanas revient à lui. Ce doit être à cause de la boue qu’elle lui a collée sur le front. J’aurais juré qu’il ne se remettrait pas avant des lunes… Laurana, voici mon amie… Comment t’appelles-tu, déjà ?
L’elfe sauvage, qui tremblait de tous ses membres, garda les yeux fixés sur le sol. Elle murmura quelque chose que personne ne comprit.
— Qu’as-tu dit, jeune fille ? demanda Laurana d’une voix si douce que l’elfe leva timidement les yeux.
— Silvart…
— Cela signifie « cheveux d’argent » en kaganesti, n’est-ce pas ?
Laurana se pencha vers son frère et l’aida à se redresser. Gilthanas porta instinctivement la main à son front.
— Ne touche pas l’emplâtre ! dit vivement Silvart en arrêtant son bras. Cela te fera du bien.
Elle avait parlé dans une langue commune claire et précise. Après avoir jeté un coup d’œil furtif à Laurana, elle fit un pas en arrière.
— Attends, Silvart !
L’elfe sauvage se figea et regarda Laurana avec un tel effroi que celle-ci eut honte.
— N’aie pas peur. Je voudrais te remercier d’avoir soigné mon frère. Tass avait raison, sa blessure était sérieuse, mais tes soins font merveille. Reste auprès de lui, si tu le peux.
— Je demeurerai près de lui, maîtresse, si tu me l’ordonnes, répondit Silvart, les yeux toujours baissés.
— Ce n’est pas un ordre, Silvart, c’est un souhait. Je m’appelle Laurana.
Silvart leva les yeux.
— Alors je resterai près de lui, Laurana, si c’est ce que tu veux. Mon vrai nom est Silvara, et signifie « cheveux d’argent ». Silvart est le nom qu’ils me donnent. S’il te plaît, appelle-moi Silvara.
Les elfes du Silvanesti apportèrent le brancard de branchages qu’ils avaient confectionné et y déposèrent Gilthanas. Silvara marchait d’un côté de la litière, accompagnée de Tass, ravi d’avoir quelqu’un à qui raconter ses histoires. De l’autre côté cheminaient Laurana et Elistan, suivis de Dirk, qui portait le coffre.
L’aube pointait lorsqu’ils atteignirent la lisière du bois qui bordait le rivage.
— Je crains que nous ayons une nouvelle traversée à effectuer, Flint, déclara Sturm. Nous allons sur une presqu’île.
— Mais qu’allons-nous fiche là-bas ? demanda le nain, en éternuant. On est vraiment obligés ?
— Oui, à cause de l’orbe draconien.
— Mais nous ne savons pas nous en servir !
— Les chevaliers apprendront, répondit tranquillement Sturm. L’avenir du monde en dépend.
— Et moi, tout ce que je sais, rétorqua Flint, fixant les flots d’un œil hostile, c’est qu’on a failli me noyer deux fois, et qu’une maladie mortelle…
— Flint, tu as eu le mal de mer, voilà tout !
— Non, j’ai dit « mortelle », et je pèse mes mots, Sturm de Lumlane ! Écoute-moi bien. Les bateaux nous portent la poisse. Depuis que nous avons posé le pied sur le rafiot du lac de Crysalmir, nous n’avons pas cessé d’avoir des ennuis. C’est là que ce cinglé de magicien s’est aperçu de la disparition des constellations célestes, et depuis, nous allons de catastrophe en catastrophe. Tant que nous utiliserons des bateaux, cela ira de mal en pis !
Sturm sourit. Si seulement les choses étaient si simples, songea-t-il.
3
L’Orateur du Soleil. La décision de Laurana.
L’Orateur du Soleil, le chef des elfes du Qualinesti, résidait dans une cabane de bois et d’argile séchée que les Kaganestis lui avaient construite. Ce qu’il considérait comme une hutte était pour les elfes sauvages une merveilleuse habitation digne d’abriter plusieurs familles. Aussi avaient-ils été choqués d’apprendre que l’habitation serait à peine suffisante pour l’Orateur et son épouse.
Ce qu’ils ne pouvaient pas deviner, c’était que cette demeure devait assurer la fonction de palais des elfes du Qualinesti, où l’Orateur tiendrait ses conseils coutumiers et quotidiens, avec la même autorité et dans le même costume d’apparat qu’au pays. Pourtant, l’Orateur avait bien changé au cours des derniers mois, au grand dam de son peuple. Pour commencer, il avait confié à son fils cadet une mission considérée comme suicidaire. Ensuite, sa fille chérie s’était enfuie à la recherche de son bien-aimé, un demi-elfe. L’Orateur ne reverrait sans doute jamais ses enfants.
La perte de Gilthanas était somme toute acceptable, puisqu’il avait accompli un acte héroïque. Le jeune homme était parti à la tête d’une bande d’aventuriers pour les mines de Pax Tharkas, dans le but de libérer les humains retenus prisonniers et de détourner ainsi les troupes draconiennes du Qualinesti. Contre toute attente, ce plan avait été couronné de succès. L’armée draconienne était revenue en toute hâte à Pax Tharkas, ce qui avait permis aux elfes du Qualinesti de s’enfuir vers l’Ergoth du Sud.