Mais ce que ne pouvait accepter l’Orateur, c’était la disparition de sa fille, un déshonneur. Courir après un ami d’enfance, Tanis Demi-Elfe ! Cela le rendait malade. Comment avait-elle pu faire une chose pareille ? Jeter l’opprobre sur la famille ! Une princesse à la poursuite d’un bâtard !
La fuite de Laurana avait fait pâlir l’image de l’Orateur du Soleil. Mais le peuple avait besoin d’un chef fort. Et s’il abdiquait en faveur de son fils Porthios, qui s’occupait efficacement des affaires de l’État ? Le jeune seigneur s’était révélé avisé et habile, même si certains déploraient sa dureté envers les elfes du Kaganesti et du Silvanesti.
L’Orateur comptait parmi ceux-là. La dureté de son aîné le retenait de lui confier les rênes du pouvoir. Il avait souvent tenté de lui prouver que la patience et la modération payaient davantage que les menaces et les armes, mais Porthios trouvait son père trop mou et trop sentimental. Conscient de l’esprit de caste des Silvanestis, qui considéraient tout juste les Qualinestis comme des elfes à part entière, sans parler des Kaganestis, une race jugée inférieure, le jeune seigneur elfe pensait sans le dire que tout cela finirait dans un bain de sang.
De l’autre côté du Than-Tsalarian, un seigneur rigide et insensible nommé Quinath, le fiancé de la princesse Alhana Astrevent, partageait ce point de vue. En l’absence inexpliquée et inexplicable de la princesse, il exerçait le pouvoir sur les Silvanestis. Les deux hommes s’entendaient à merveille pour entretenir les dissensions ; ils partagèrent l’île en deux factions, au total mépris de la troisième tribu elfe.
Comme un chien qu’on ne laisse pas entrer dans la cuisine, les Kaganestis se virent refoulés aux confins de l’île. Les elfes sauvages, connus pour leur tempérament, furent scandalisés de voir leur territoire partagé sous leur nez. Le gibier se fit rare ; il finissait généralement dans les marmites des réfugiés. Comme l’avait dit Laurana, le Fleuve des Morts risquait bien de devenir le Fleuve de la Mort, les eaux qui charrient le sang…
L’Orateur se trouvait de fait dans un camp retranché. Accablé de chagrins et de soucis, il déléguait de plus en plus ses pouvoirs à Porthios.
Levé de bon matin pour préparer son audience quotidienne, l’Orateur fut surpris du tapage qui troublait Qualin-Mori, comme ses elfes appelaient leur terre d’adoption. Allons bon ! Que se passe-t-il encore ? se dit-il en soupirant. Porthios avait dû arrêter des jeunes des deux bords qui se querellaient. Mais le tapage persistait.
Là-dessus, on frappa à la porte. Celle-ci s’ouvrit sur une fine silhouette encapuchonnée qui se rua vers l’Orateur. Pris de court, le potentat recula au fond de la pièce.
La capuche tomba. Le roi elfe découvrit sous un flot de cheveux dorés le ravissant visage de sa fille.
— Père ! s’écria Laurana en se précipitant dans ses bras.
Gilthanas avait été pleuré comme un mort par le peuple. Son retour fut l’occasion d’une fête aussi fastueuse que celle donnée au Qualinesti avant son départ pour le Sla-Mori.
Gilthanas s’était vite remis de sa blessure, dont il ne gardait qu’une cicatrice sur le front. Laurana et ses amis, témoins de la violence du coup, s’émerveillaient de cette guérison, mais son père considéra la chose d’un œil indifférent. Laurana, déçue de son absence de réaction, voulut en parler avec Elistan. Mais le prêtre de Paladine était en grande conversation avec l’Orateur, fort impressionné par l’étendue de son savoir.
Malgré le bonheur d’être rentrée au bercail, la jeune femme se rendait compte que les choses avaient changé.
Les gens semblaient contents de la revoir, mais ils la traitaient avec la même courtoisie que Dirk, Sturm, Flint et Tass. En quelque sorte, elle était devenue une étrangère. Même son père et sa mère gardaient leurs distances. Elle n’en aurait pas été autrement étonnée, s’ils ne s’étaient pas montrés si empressés auprès de Gilthanas. Pourquoi faisaient-ils cette différence ? Laurana n’y comprenait rien.
Ce fut Porthios qui lui ouvrit les yeux au cours du festin.
— Notre vie doit te sembler différente de ce qu’elle était au Qualinesti, dit l’Orateur à Gilthanas, attablé auprès de lui. Mais tu t’y habitueras vite.
Il se tourna vers Laurana, et lui dit d’un ton froid :
— J’aurais aimé que tu reprennes ta place de scribe auprès de moi, comme par le passé, mais je vois que tu es bien trop occupée.
Laurana n’en crut pas ses oreilles. Non qu’elle eût l’intention de rester sur l’île, mais elle ne s’attendait pas à être évincée de la sorte. En outre, elle avait fait part à son père de son projet de départ pour Sancrist, mais celui-ci semblait n’avoir rien entendu.
— Père, dit-elle en essayant de contenir son irritation, je te l’ai déjà dit, nous ne pouvons pas rester ici. Tu n’as pu oublier ce qu’Elistan et moi nous t’avons confié. Nous avons trouvé l’orbe draconien ! Nous avons désormais les moyens de neutraliser les dragons et de mettre fin à la guerre ! Il faut que nous portions l’artefact à Sancrist…
— Tais-toi, Laurana ! coupa l’Orateur. Tu ne sais pas ce que tu dis. L’orbe draconien est en effet une précieuse conquête, mais il ne convient pas d’en parler ici. Quant à l’emmener à Sancrist, il n’en est pas question…
— Je te demande pardon, seigneur, déclara Dirk en s’inclinant, mais c’est une affaire qui ne te concerne pas. L’orbe draconien n’est pas ta propriété. L’Ordre m’a chargé de le retrouver, et j’y suis parvenu. J’ai l’intention de remplir ma mission jusqu’au bout. Tu n’as pas le droit de m’en empêcher.
— Vraiment ? répliqua l’Orateur, courroucé. C’est mon fils Gilthanas qui l’a amené dans notre terre d’exil. Cet orbe nous revient de droit.
— Je n’ai jamais prétendu une chose pareille, père ! protesta Gilthanas, rougissant sous les regards des compagnons. L’orbe ne m’appartient pas, il est à nous tous…
Porthios foudroya son cadet du regard. Intimidé, Gilthanas se tut.
— Si quelqu’un devait revendiquer l’orbe, ce serait Laurana ! s’exclama Flint Forgefeu. C’est elle qui a tué Feal-Thas, le sorcier elfe !
— Si l’orbe est à elle, alors il est à moi, tonna l’Orateur. Selon la loi elfique, ma fille n’a pas atteint la maturité, donc ce qui est à elle m’appartient. Il en va ainsi aussi bien chez les elfes que chez les nains, que je sache ?
Rouge comme une écrevisse, Flint allait répondre, mais Tass ne lui en laissa pas le temps.
— Et alors, quelle importance. ? fit-il remarquer d’un ton enjoué. D’après la loi kender, si toutefois il y en a une, tout appartient à tout le monde.
Tass ne parlait pas en l’air. Les kenders avaient leur propre conception de la propriété d’autrui ; rien ne restait bien longtemps dans la maison d’un kender, à moins d’être vissé au sol. Un voisin pouvait entrer, admirer un objet et partir nonchalamment avec. Chez les kenders, le patrimoine familial se résumait à ce qui avait réussi à rester plus de trois semaines dans la maison.
Personne ne releva les paroles de Tass. Après que Flint lui eut envoyé un coup de pied sous la table, le kender se réfugia dans un silence boudeur jusqu’à ce qu’il découvre un nouveau centre d’intérêt, sous la forme d’un sac abandonné sur le banc. Il passa le reste du repas à faire l’inventaire de son contenu.
Flint concentra son attention sur les convives. Les choses avaient l’air de s’envenimer.
Dirk était furieux. Seul son code de bienséance le faisait tenir tranquille. Laurana chipotait dans son assiette sans mot dire. Flint poussa Sturm du coude.