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Ils arrivèrent en vue d’un confluent. À leur jonction, deux cours d’eau formaient un large fleuve qui descendait vers le sud pour déboucher sur la mer.

— Regardez ! dit Théros. Voilà pourquoi on l’appelle le Than-Tsalarian, le « Fleuve des Morts ».

Une embarcation qui semblait vide voguait au fil de l’eau. Les elfes sauvages arrêtèrent de ramer et inclinèrent respectueusement la tête sur le passage de l’esquif. Soudain, Laurana comprit.

— Une barque funéraire !

L’embarcation arriva à leur hauteur. Un jeune guerrier kaganesti en cuirasse y était étendu avec son arc et son carquois, une épée posée sur la poitrine.

— C’est une coutume ancestrale de mon peuple, déclara Silvara de sa voix profonde et mélodieuse. Les morts retournent à la mer, où ils sont nés. C’est un des principaux points de discorde entre les elfes. (Elle regarda Gilthanas.) Ceux du Silvanesti considèrent ce rite comme un sacrilège. Ils veulent nous contraindre à l’abandonner.

— Un de ces jours, ce seront des cadavres qualinestis ou silvanestis qui descendront ce fleuve avec une flèche kaganestie dans la poitrine, dit Théros. Alors, ce sera la guerre.

— Je crois que les elfes auront à affronter des ennemis bien plus redoutables, dit Sturm en hochant la tête. Regardez !

Au pied du guerrier mort, gisait une rondache prise à l’ennemi. Laurana reconnut l’emblème qui l’ornait.

— Un bouclier draconien ! s’exclama-t-elle.

Le voyage sur le Than-Tsalarian n’était pas de tout repos ; la force des courants et les remous mettaient les rameurs à dure épreuve. Tass avait été mobilisé, mais il avait lâché sa pagaie, et failli faire chavirer la pirogue en tentant de la récupérer. Dirk l’avait repêché de justesse, sur quoi les elfes sauvages lui avaient fait comprendre qu’ils le passeraient par-dessus bord s’il n’arrêtait pas de faire l’imbécile.

Depuis le kender essayait de tromper son ennui en guettant les poissons.

— Tiens, c’est bizarre ! dit-il brusquement en retirant sa main de l’eau. ! L’eau scintille ! Flint, cria-t-il au nain calé dans le fond de l’autre pirogue, regarde l’eau !

La main du kender était couverte d’une fine pellicule d’argent qui brillait sous la lumière matinale.

— Tu as raison, petit kender, dit Silvara en souriant. Les Silvanestis appellent ce cours d’eau Than-Sargon, ce qui signifie Route d’Argent. Quel dommage que le ciel soit couvert ! Quand Solinari est à son zénith, le fleuve roule des flots d’argent en fusion. C’est très beau !

— Comment est-ce possible ? demanda Tass en considérant sa main avec émerveillement.

— Personne n’en sait rien. Il y a bien une légende qu’on raconte chez nous…

Silvara rougit.

— Quelle légende ? demanda Gilthanas, assis en face d’elle à la proue de la pirogue.

Son ardeur à pagayer était considérablement tempérée par l’intérêt qu’il portait à l’elfe sauvage. Chaque fois qu’elle levait les yeux, Silvara rencontrait ceux du jeune homme, ce qui augmentait son trouble.

— Cela ne vous intéressera pas beaucoup, répondit-elle en fixant les flots pour échapper au regard de Gilthanas. C’est un conte de Huma, qu’on raconte aux enfants…

— Huma ! s’exclama Sturm, qui ramait pour deux. Raconte-nous ta légende de Huma, elfe sauvage.

— Oui, raconte, répéta Gilthanas en souriant.

— Eh bien, commença-t-elle en s’éclaircissant la voix, selon les elfes du Kaganesti, le chevalier Huma à la fin des terribles guerres draconiennes, parcouru le monde pour secourir les gens. Au comble du désespoir, il réalisa qu’il était sans pouvoir face à l’acharnement des dragons. Alors il invoqua l’aide des dieux.

Silvara jeta un coup d’œil à Sturm, qui acquiesça.

— Paladine répondit à ses prières et lui envoya le Cerf Blanc. Mais personne ne sait où le Cerf l’a emmené.

— Les gens de chez nous le savent, dit doucement Silvara, parce que le Cerf Blanc, après de nombreuses épreuves, le conduisit dans une paisible clairière du pays d’Ergoth. Il y rencontra une femme belle et vertueuse, qui soulagea sa peine. Ils tombèrent amoureux l’un de l’autre. Mais la femme refusa d’abord l’amour du chevalier. Finalement, incapable d’étouffer plus longtemps le feu qui la consumait, elle l’accepta. Leur bonheur fut un clair de lune d’argent dans un ciel d’orage.

Les yeux dans le vague, Silvara interrompit son récit. Machinalement, elle tâta l’étoffe de sa cape, qui couvrait l’orbe posé à ses pieds.

— Continue ! la pressa Gilthanas.

Charmé par la voix et les yeux magnifiques de Silvara, il avait arrêté de pagayer.

— Leur bonheur fut de courte durée. La belle avait un secret. Un terrible secret. Elle n’était pas née d’une femme, mais d’un dragon. Seuls ses pouvoirs magiques lui conféraient une apparence humaine. Hélas, elle ne parvenait plus à supporter le poids de ce secret, et se refusait à mentir à Huma, qu’elle aimait d’amour. Elle lui révéla sa véritable nature en lui apparaissant une nuit sous son autre forme, celle d’un dragon d’argent. Elle espérait qu’il la tuerait, car elle souffrait tant qu’elle n’avait plus envie de vivre. Mais face à cette resplendissante créature, le chevalier vit le reflet de l’âme noble de la femme qu’il aimait. Alors elle reprit sa forme humaine et conjura Paladine de la lui garder à jamais si elle renonçait à ses pouvoirs magiques et à la longue vie des dragons pour demeurer avec Huma dans le monde des humains.

Le visage de Silvara se crispa ; elle ferma les yeux. Gilthanas se demanda pourquoi la légende la troublait tant. Touché, il tendit une main vers elle, mais elle se retira si violemment que la pirogue fit une embardée. !

— Je suis désolé, dit Gilthanas, je ne voulais pas t’effrayer. Alors, qu’est-il arrivé ? Qu’a répondu ! Paladine ?

— Paladine accéda à ses désirs, mais il lui imposa une terrible condition. Il lui fit voir l’avenir. Si elle restait dragon, Huma et elle recevraient la Lancedragon, seule capable d’anéantir le fléau draconien. Si elle devenait mortelle, elle pourrait vivre avec Huma, mais les dragons continueraient de dévaster le monde. Huma lui jura qu’il donnerait tout ce qu’il avait, plus la chevalerie et son honneur, pour rester avec elle. L’écoutant, elle vit que la lumière qui brillait dans ses yeux s’était voilée. Alors elle sut quelle réponse donner au dieu. Son choix était fait. Les dragons devaient être bannis du monde. La rivière d’argent, dit-on, est le torrent de larmes qu’elle versa sous sa forme de dragon lorsque Huma la quitta pour partir à la recherche de la Lancedragon.

— Jolie histoire, dit Tass en bâillant, mais plutôt triste. Ce vieil Huma est-il revenu ? Est-ce que ça finit bien ?

— L’histoire se termine mal, dit Sturm en fixant le kender d’un air excédé. Huma est mort glorieusement au combat, après avoir défait le chef des dragons, bien qu’il fût blessé mortellement. J’ai entendu dire, ajouta-t-il d’un air pensif, qu’il était allé à l’assaut monté sur un dragon d’argent.

— Et nous avons vu un chevalier sur un dragon d’argent au Mur de Glace, dit Tass. Il a donné à Sturm…

D’une bourrade, le chevalier fit taire le kender, qui avait oublié que c’était un secret.

— J’ignore tout du dragon d’argent, dit Silvara. Et nous savons peu de choses sur Huma. Après tout, c’est un humain. Je crois que cette légende s’est perpétuée parce que nous révérons le fleuve, qui emporte nos morts.

Un des elfes sauvages gesticula en direction de Gilthanas et parla d’un ton acide à Silvara. Le jeune seigneur la regarda d’un air interrogateur.

— Il demande si tu es trop important pour ramer ; dans ce cas, il t’autorisera volontiers à nager.

Gilthanas eut un sourire confus. Il reprit la pagaie et l’enfonça dans les flots.