Malgré leurs efforts, il devenait de plus en plus difficile d’avancer contre le courant. Ils finirent par aborder, vaincus par leurs muscles endoloris et les ampoules qui saignaient dans leurs mains. Les pirogues furent tirées sur la berge.
— Crois-tu que nous avons semé nos poursuivants ? demanda Laurana à Théros.
— Satisfaite de la réponse ? dit-il en pointant une main vers l’horizon.
Dans l’obscurité croissante, Laurana distingua plusieurs formes sombres à peine visibles à la surface de l’eau. Elles étaient encore très éloignées ; cependant la nuit risquait d’être agitée… Le forgeron hocha la tête, l’air bonhomme.
— Ne t’inquiète pas. Nous ne risquons rien jusqu’à demain matin. Personne n’ose s’aventurer de nuit sur le fleuve, pas même les Kaganestis, qui pourtant le connaissent comme leur poche. Et pour cause ! D’étranges créatures à têtes de lézard hantent la forêt. Demain, nous ramerons aussi loin que possible, mais nous serons vite obligés de continuer à pied.
— Demande à ces gens s’ils sont prêts arrêter les Qualinestis qui nous poursuivent, dit Sturm à Théros.
Le forgeron posa la question dans un étrange mélange de langue commune et de kaganesti. Un elfe sauvage hocha la tête. De tout son être se dégageait quelque chose d’animal.
Laurana comprit pourquoi son peuple voyait en ces gens des créatures à mi-chemin entre l’humain et l’animal. Ils étaient imberbes, grâce à leur sang elfe, mais possédaient des traits humains caractéristiques. L’homme lui rappela Tanis par sa façon de parler, sa forte musculature et ses gestes vifs.
Théros traduisit sa réponse à Laurana.
— Il dit que si les Qualinestis veulent vous poursuivre sur ce territoire, ils doivent respecter les règles et demander l’autorisation aux anciens de pénétrer dans leur pays. Ils l’obtiendront certainement. Il se peut même qu’on leur prête main-forte. Ils n’ont pas plus envie d’accepter des humains que leurs cousins de l’Ergoth du Sud. En fait, il a dit qu’ils nous ont aidés à cause des services que je leur ai rendus et pour faire plaisir à Silvara.
Laurana tourna la tête vers Silvara, en grande conversation avec Gilthanas. Son visage se durcit. Théros devina ce qui lui avait traversé l’esprit.
— Je trouve étrange que tu sois choquée, toi qui, d’après les rumeurs, as tout quitté pour suivre ton amoureux, mon ami Tanis Demi-Elfe. Je te croyais différente des autres, Laurana.
— Ce n’est pas ça du tout ! répondit-elle d’un ton acerbe. Je ne suis pas l’amante de Tanis. Mais là n’est pas la question. Je n’ai pas confiance en cette fille, tout simplement. Elle montre beaucoup trop d’empressement à nous aider.
— Ton frère y est peut-être pour quelque chose…
— Mais il est de sang royal ! répliqua-t-elle, indignée. (Elle réalisa ce qu’impliquaient ses paroles, et changea de sujet.) Que sais-tu au juste de Silvara ?
— Pas grand-chose, répondit Théros, ce qui la mit hors d’elle. Je sais que les gens l’aiment et la respectent surtout pour ses talents de guérisseuse.
— Et d’espionne ?
— Écoute, Laurana, ces gens luttent pour leur survie. Ils le font parce qu’ils sont bien obligés. Tu m’as servi un bien beau discours ce matin sur la berge. J’y aurais presque cru !
Le forgeron rejoignit les elfes, occupés à cacher les pirogues sous les branchages. Furieuse contre elle-même, Laurana se mordit les lèvres. Théros aurait-il vu juste ? Était-elle choquée de l’intérêt que Gilthanas portait à Silvara ? Était-elle vraiment indigne de lui ? Gilthanas considérait Tanis indigne de sa sœur. Y avait-il deux poids, deux mesures ?
Laisse parler ton cœur, lui avait dit Raistlin. C’était bien joli, mais encore fallait-il comprendre ses sentiments ! Son amour pour Tanis ne lui avait-il donc rien appris ?
Lentement, les idées de Laurana se remirent en place. Elle pensait réellement ce qu’elle avait dit à Théros. Il y avait chez Silvara quelque chose dont elle se méfiait, et qui n’avait rien à voir avec l’attirance que son frère éprouvait pour elle…
Ce malentendu avec Théros était simplement regrettable, et elle suivrait le conseil de Raistlin. Elle se fierait à son instinct.
Bref, elle garderait un œil vigilant sur l’elfe sauvage.
5
Silvara.
Bien qu’il fût courbatu et suffisamment épuisé pour ne penser qu’à dormir, Gilthanas ne parvenait pas à trouver le sommeil. Poussés par la brise marine qui soufflait de l’ouest, de gros nuages cachaient les lunes. De temps à autre, il apercevait quand même les étoiles ; la lune rouge fit une brève apparition entre deux cumulus.
Le seigneur elfe se tourna dans tous les sens pour essayer de trouver une position confortable sur le sol gelé. Il réussit seulement à s’emmêler dans ses couvertures.
Les autres ne semblaient pas avoir ce problème, nota-t-il avec envie. Laurana dormait paisiblement, la main sous sa joue, comme lorsqu’elle était petite. Son comportement devient de plus en plus étrange, ces derniers temps, se dit Gilthanas. Mais il ne pouvait lui en vouloir. Elle avait tout abandonné pour faire ce qu’elle croyait juste, et il fallait bien emmener l’orbe à Sancrist. Avant cette histoire, leur père aurait accepté qu’elle reprenne la vie familiale. Maintenant, il était trop tard. Elle resterait une paria.
Et lui, avait-il changé ? À Qualin-Mori, il avait d’abord jugé que son père avait raison. Mais était-ce vraiment sincère ?
Les apparences prouvaient plutôt le contraire, puisqu’il était parti avec Laurana. Par les dieux, il devenait aussi fou qu’elle ! Pour commencer, sa haine viscérale de Tanis s’était peu à peu muée en admiration et en affection. Ensuite, son mépris des autres races menaçait de s’éteindre. Il n’avait pas rencontré beaucoup d’elfes aussi nobles et dévoués que Sturm de Lumlane. Il n’aimait pas beaucoup Raistlin, mais il enviait son savoir, lui qui n’avait jamais eu la patience, ou le courage, d’approfondir sa science. Enfin, il fallait admettre qu’il aimait bien le kender et le vieux, nain râleur. Mais jamais il n’avait pensé tomber amoureux d’une elfe sauvage.
— Voilà ! J’ose me l’avouer à présent : je l’aime.
Était-ce vraiment de l’amour, ou une banale attirance physique ? Cette pensée le fit sourire ; séduisante, Silvara, avec son visage barbouillé, ses cheveux crasseux, ses haillons grossiers ? Il avait dû la regarder avec les yeux du cœur ! Il tourna la tête vers ses compagnons, roulés à même le sol dans leurs couvertures. La place de Silvara était vide.
Gilthanas regarda autour de lui. Il faisait sombre. Les compagnons avaient renoncé à faire du feu pour ne pas attirer l’attention des draconiens.
Il décida d’aller à la recherche de la jeune femme. Il avança à pas de loup, le moindre bruit pouvant attirer l’attention de Dirk et de Sturm, qui montaient la garde.
Soudain un frisson lui parcourut l’échine. L’orbe ! Il tâta fébrilement les affaires de Silvara. L’artefact était bien là.
Un bruit lointain d’éclaboussures traversa le silence. Un oiseau ou un poisson ? Gilthanas jeta un coup d’œil vers le fleuve, puis aux deux chevaliers, qui discutaient à voix basse, et se glissa hors du camp.
Aussi silencieux que son ombre, il avança dans le bois. Le fleuve miroitait entre les fûts noirs des arbres. Il arriva en vue de pierres rocailleuses qui formaient une petite baie bordée d’arbustes. Son cœur s’arrêta de battre.
On n’entendait rien d’autre que le doux murmure de l’eau coulant entre les pierres. Silvara, immergée jusqu’aux épaules, semblait insensible à la température, plutôt glaciale. Ses longs cheveux flottaient autour d’elle. Gilthanas retint son souffle. Il fallait qu’il s’en aille tout de suite, il le savait, mais quelque chose de plus fort que lui le retenait. Il était fasciné.