— C’est-à-dire que… Il y avait toi, Sestun et moi. Tu te rappelles Sestun, le nain des ravins ? Et puis il y avait une grosse chaîne, à Pax Tharkas, et un grand dragon rouge. Nous étions accrochés à la chaîne, le dragon a soufflé dessus et nous sommes tombés… J’ai compris que pour nous, c’en était fini. Nous allions passer. Nous avons fait une chute d’une centaine de pieds, et pendant ce temps-là, je t’entendais chantonner une incantation…
— Je suis un bon magicien, tu sais !
— Hum, sûrement, balbutia Tass. Donc, tu lançais ton sort, « chute de duvet » ou quelque chose dans le genre, quand des milliards de plumes se mirent à pleuvoir…
— Qu’est-il arrivé ensuite ?
— C’est là que tout devient confus. J’ai entendu un cri et un grand bruit sourd. Un éclatement, en fait. Je me suis imaginé que tu t’étais écrasé sur le sol.
— Moi ? Écrasé ? Mais qu’est-ce que tu vas chercher !
— Sestun et moi sommes tombés dans une mer de plumes. Nous t’avons cherché, dit Tass les yeux pleins de larmes à cette pensée, mais en vain… Puis le dragon a frappé, et nous avons filé…
— Ainsi tu m’as laissé enfoui sous un tumulus de plumes ?
— Tu sais, la cérémonie funèbre a été terriblement belle. Lunedor a fait un discours, Elistan aussi. Tu n’as pas rencontré Elistan, n’est-ce pas, mais tu te rappelles Lunedor ? Et Tanis ?
— Lunedor… Ah oui ! Beau brin de fille. Avec un grand type sévère, qui est amoureux d’elle.
— C’est Rivebise ! acquiesça Tass, tout excité. Et Raistlin ?
— Le maigrichon ? Un sacré magicien ! Mais il n’arrivera à rien s’il ne fait pas soigner sa toux.
— Tu es bien Fizban ! s’écria Tass en lui sautant au cou.
Du calme, du calme, dit Fizban, un peu embarrassé. Ça suffit, tu vas froisser ma robe. Arrête de renifler, c’est insupportable. Veux-tu un mouchoir ?
— Non, j’en ai un…
— Bon, voilà qui est mieux. Dis donc, je crois que ce mouchoir est à moi, je reconnais mes initiales…
— Vraiment ? Tu as dû le laisser tomber…
— Je me souvins de toi, maintenant ! s’écria Fizban. Tu es Tass, Tass-quelque chose.
— Tass Racle-Pieds.
— Et moi, je suis… Comment disais-tu, déjà ?
— Fizban.
— Fizban. Eh bien ! dire que je le croyais mort…
10
Le secret de Silvara.
— Comment as-tu survécu ? demanda Tass.
Le visage de Fizban prit une expression mélancolique.
— Je ne crois pas vraiment avoir survécu, répondit-il comme pour s’excuser. J’ai bien peur d’en avoir aucune idée. Mais maintenant que j’y pense, depuis ce jour, je n’ai plus réussi à avaler du gibier à plumes. À présent, tu vas me dire ce que tu fais ici.
— Je suis arrivé avec quelques amis. Les autres se promènent je ne sais où, si toutefois ils sont encore vivants, dit Tass.
— Ils le sont, ne t’inquiète pas pour eux, le rassura Fizban.
— Tu crois ? s’exclama Tass, dont le visage s’éclaira. Quoi qu’il en soit, nous avons suivi Silvara…
— Silvara !
Le vieillard avait bondi sur ses jambes. Ses yeux pétillèrent.
— Où est-elle ? Et tes amis, où sont-ils ?
— En bas, balbutia Tass, surpris par le changement qui s’était opéré chez le vieillard. Silvara leur a jeté un sort.
— Un sort… Tu dis qu’elle leur a jeté un sort… C’est ce que nous allons voir ! Viens avec moi.
Il partit à grands pas. Tass dut courir pour le rattraper.
— Où sont-ils exactement ? demanda Fizban devant l’escalier. Sois un peu plus précis !
— Euh… dans le tombeau. Le tombeau de Huma. Enfin, d’après ce que raconte Silvara.
— Hum, au moins nous n’aurons pas à marcher beaucoup !
Fizban dévala l’escalier et pénétra dans le tunnel par lequel Tass était venu. Hors d’haleine, le kender s’agrippa à sa robe. Ils étaient portés par le tourbillon d’air frais qui s’engouffrait dans le couloir.
— En bas ! ordonna Fizban.
Ils furent aussitôt attirés vers le haut. Les cheveux de Tass se dressèrent sur sa tête.
— J’ai dit « En bas » ! vociféra le vieillard en agitant furieusement son bâton.
Le souffle d’air les aspira bruyamment et les entraîna si vite vers le fond que le chapeau de Fizban s’envola. Fasciné, Tass voulut poser des questions. Mais le vieillard lui intima l’ordre de se taire et se mit à marmonner à voix basse en décrivant des signes étranges avec son bâton.
Étendue sur un banc de pierre glacé, Laurana ouvrit les yeux, se demandant où elle était.
Silvara ! Elle se redressa d’un coup et regarda autour d’elle. Flint grommelait en se massant le cou tandis que Théros se relevait, l’air ahuri. Elle vit Gilthanas de dos, debout devant le seuil de la crypte.
Il entendit sa sœur approcher et se retourna, un doigt sur les lèvres.
La tête entre les mains, Silvara pleurait à gros sanglots.
Laurana, sur le point de se mettre en colère, fut désarmée. Elle s’attendait à tout, sauf à cela. Il lui fallait une explication. Elle avança vers l’elfe sauvage.
— Silvara…
La jeune fille leva vers elle un visage inondé de larmes.
— Comment avez-vous pu vous réveiller ? Comment vous êtes-vous libérés de mon sortilège ?
— Laissons cela ! répondit Laurana qui n’en avait aucune idée. Dis-nous plutôt…
— C’est moi qui vous ai réveillés ! claironna une voix grave.
Les compagnons se retournèrent et virent un vieil homme à barbe blanche vêtu d’une robe grise sortir majestueusement du sous-sol de la crypte.
— Fizban ! murmura Laurana sans y croire.
Un bruit mat et sourd rompit le silence. Flint s’était évanoui. Personne n’y prêta attention. Soudain un cri strident s’éleva ; Silvara se jeta sur le sol en gémissant.
Sans un regard pour le nain, Fizban traversa la crypte, s’agenouilla devant elle et la secoua.
— Qu’as-tu fait, Silvara ? demanda-t-il d’un ton sévère.
Laurana se dit qu’elle devait rêver. Cet homme plein d’autorité n’avait pas grand-chose à voir avec le vieux magicien gâteux qu’elle connaissait.
— Qu’as-tu fait, Silvara, parle ! Tu as trahi ton serment !
— Non ! gémit la jeune fille. Non, pas encore.
— Tu as pris une autre apparence, et tu t’es mêlée des histoires des humains. Ce serait déjà amplement suffisant. Mais en plus, tu les as amenés ici !
— Eh bien oui ! s’écria Silvara. J’ai rompu mon serment, du moins étais-je sur le point de le faire. Je les ai amenés ici. Il le fallait ! J’ai vu le malheur et la souffrance. En outre, ils avaient l’orbe…
— Oui, l’orbe, dit doucement Fizban. Un orbe draconien qu’ils ont trouvé au Mur de Glace. Il était en ta possession. Qu’en as-tu fait, Silvara ? Où est-il maintenant ?
— Je l’ai envoyé loin d’ici…
Fizban sembla vieillir d’un seul coup. La mine défaite, il prit appui sur son bâton en soupirant.
— Où ? Où est-il à présent ?
— Sturm l’a emmené à Sancrist, intervint Laurana en tremblant. Est-ce dangereux pour lui ?
— Qui ? demanda Fizban en se tournant vers elle. (Il reconnut Laurana et sourit.) Tiens ! bonjour, ma chère ! Heureux de te revoir. Comment va ton père ?
— Mon père…, balbutia Laurana. Écoute, vieillard, peu importe mon père. Qui…
— Et voilà ton frère ! dit Fizban en tendant la main à Gilthanas. Content de te voir. Toi aussi, dit-il en s’inclinant devant Théros. Bras d’argent ? Ça, par exemple ! Quelle coïncidence ! Théros Féral, n’est-ce pas ? J’ai beaucoup entendu parler de toi. Mon nom est…
Le vieux magicien s’arrêta, les sourcils froncés.
— Fizban, souffla Tass.
— Fizban, répéta le vieillard en hochant la tête.