Laurana crut surprendre un clin d’œil de connivence entre Fizban et Silvara. Celle-ci baissa la tête comme si elle acquiesçait à un ordre muet ou un signal secret.
Le vieux magicien se tourna vers Laurana :
— Tu dois te demander qui est réellement Silvara ? C’est à elle de le dire. Moi, je dois vous quitter. Un long voyage m’attend.
— Dois-je vraiment leur dire ? demanda doucement l’elfe sauvage, les yeux posés sur Gilthanas.
Fizban suivit son regard. En voyant le visage tourmenté du seigneur elfe, son expression s’adoucit.
Silvara tendit les mains vers le vieillard, qui les prit dans les siennes et l’attira contre lui.
— Non, Silvara, dit-il d’une voix caressante, tu n’es pas obligée de leur dire. Comme ta sœur, tu as le choix. Tu peux même leur faire oublier jusqu’au souvenir d’être venus ici.
Le sang se retira du visage de la jeune fille.
— Mais cela signifiera que…
— Oui, Silvara. À toi de décider. Adieu, dit le magicien en lui posant un baiser sur le front.
Il se tourna vers les compagnons :
— Au revoir ! Au revoir ! Content de vous avoir revus. Je vous en veux un peu pour l’histoire des plumes de poulet, mais ça ne durera pas. (Il s’arrêta, fixant Tass d’un œil impatient.) Alors, tu viens ? Je ne vais pas passer la nuit ici !
— Moi ? Tu veux que je vienne avec toi ? Et comment ! Laisse-moi le temps de prendre mon baluchon… Et Flint ?
— Il va très bien, assura Fizban. Tu ne seras pas séparé bien longtemps de tes amis. Nous les reverrons… dans sept jours ; j’ajoute trois, je retiens un ; combien font sept fois quatre ?… Bon, aux alentours de l’anniversaire de la Famine. C’est à cette date que se tiendra le Conseil. Maintenant, viens, j’ai du pain sur la planche. Tes amis sont entre de bonnes mains. Silvara va s’occuper d’eux, n’est-ce pas ?
— Je le leur dirai, promit-elle. Tu as raison. Cela fait bien longtemps que je ne tiens plus mon serment. Je dois aller au bout de ce que j’ai commencé.
— Fais ce qui te semble juste, dit Fizban en caressant les cheveux de Silvara.
— Serai-je punie ?
— Certains diront que tu es déjà assez punie comme ça, répondit-il. Mais quoi que tu aies commis, tu l’as fait par amour. Tout dépend de ton choix, même ta punition.
Le vieillard s’éloigna, Tass sur les talons.
— Au revoir Laurana ! Au revoir, Théros ! Prenez soin de Flint !
Dans le silence qui suivit, Laurana entendit le vieillard marmonner :
— Comment c’était déjà ? Fizdol ? Forban ?
— Fizban, répondit la voix aiguë de Tass.
— Ah oui, Fizban. Fizban…
Les regards des compagnons convergèrent vers Silvara. L’elfe sauvage semblait avoir retrouvé sa sérénité. Son visage restait grave, mais toute tension l’avait quitté. Calme et déterminée, elle acceptait sans regrets ce qui lui arrivait.
Elle prit les mains de Gilthanas dans les siennes en le regardant avec tant d’amour qu’il se sentit comblé. Il comprit qu’elle allait lui faire ses adieux.
— Je vais te perdre, Silvara, murmura-t-il d’une voix brisée, je le vois dans tes yeux. Je ne comprends pas pourquoi ! Tu dis que tu m’aimes…
— Oui, je t’aime, seigneur elfe, répondit doucement Silvara. Je t’ai aimé dès que je t’ai vu. Tu étais étendu sur le sable, blessé, et quand tu as levé les yeux sur moi, j’ai su que j’aurais le même destin que ma sœur. En adoptant une apparence humaine, nous prenons en même temps tous les risques liés à cette condition. Bien que nous donnions le meilleur de nous-mêmes, rien ne nous exempte des faiblesses humaines. Aimer…
— Silvara, je ne comprends pas ce que tu veux dire !
— Tu vas comprendre, assura-t-elle en baissant la tête.
Il la prit dans ses bras et la serra contre lui, caressant doucement ses mèches argentées.
Renonçant à être témoin du chagrin des jeunes gens, Laurana préféra se détourner. Théros approcha d’elle et l’attira à l’écart.
— Qui était ce vieil homme ? demanda-t-il.
— C’est une longue histoire. Je ne sais pas quoi te répondre.
— J’ai l’impression de le connaître, dit Théros en fronçant les sourcils. Je ne me souviens pas de l’endroit où j’aurais pu le voir, et pourtant il me rappelle Solace et l’Auberge du Dernier Refuge. Mais lui me connaît… J’ai eu un choc lorsqu’il a posé les yeux sur moi. C’était comme si la foudre m’avait frappé.
Le forgeron frissonna. Son regard retourna sur Silvara et Gilthanas.
— Que penser de cette histoire ? demanda-t-il à Laurana.
— Je crois que nous n’allons pas tarder à le savoir.
— Tu avais raison, dit Théros. Tu te méfiais d’elle…
— Sans doute, mais pas pour les bon motifs, avoua Laurana, non sans remords.
Silvara se dégagea de l’étreinte de Gilthanas. Il tenta de la retenir.
— Gilthanas, dit-elle dans un souffle, prends une torche et tiens-la devant moi.
Il hésita un instant, puis obéit.
— Tiens-la comme ça…, ordonna-t-elle en le guidant, et regarde mon ombre sur le mur, derrière nous.
Quand ils découvrirent l’ombre qui se découpait sur la pierre nue, les compagnons en restèrent bouche bée.
Ce n’était pas celle de la jeune fille mais celle d’un dragon.
— Toi, un dragon ! s’exclama Laurana, incrédule.
Elle porta la main à son épée. Théros l’arrêta d’un geste.
— Non, Laurana ! fit-il fermement. Je me souviens maintenant du vieillard. Il venait souvent à l’Auberge du Dernier Refuge, habillé autrement, et il n’était pas magicien, mais c’était bien lui ! J’en jurerais ! Il racontait des histoires aux enfants. Des histoires de bons dragons, dorés et…
— Argentés, acheva Silvara. Je suis un dragon d’argent. Ma sœur était celui qui aimait Huma et qui est mort avec lui dans sa dernière bataille.
— Non, ce n’est pas possible ! s’écria Gilthanas en jetant la torche par terre.
Il la foula aux pieds et l’éteignit. Silvara le regarda avec une immense tristesse et tendit une main vers lui.
Il recula, horrifié.
Silvara laissa lentement retomber sa main et murmura :
— Je te comprends. Pardonne-moi.
Gilthanas fut pris de tremblements. Théros l’empoigna et le tira sur un banc où il le fit asseoir.
— Ça va, ça ira, balbutia le seigneur elfe. Laisse-moi seul, il faut que je reprenne mes esprits. Ce qui arrive est pure folie ! Quel cauchemar. Un dragon !
Le forgeron le couvrit de son manteau, et retourna vers Silvara.
— Où se trouvent les autres « bons dragons » ? demanda-t-il. Le vieil homme a dit qu’il y en avait beaucoup.
— Nous sommes nombreux, concéda Silvara, qui répugnait à répondre à cet interrogatoire.
— Sont-ils comme celui que nous avons vu au Mur de Glace ? demanda Laurana. Puisque vous êtes nombreux, alliez-vous et aidez-nous à vaincre les mauvais dragons !
— Non ! cria farouchement Silvara.
Ses yeux bleus étincelèrent. Effrayée, Laurana recula d’un pas.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas le dire.
— Il y a un rapport avec le fameux serment dont tu as parlé, n’est-ce pas ? insista Laurana. Ce serment que tu as rompu. Et avec la punition que Fizban et toi avez évoquée…
— Je n’ai pas le droit de le dire ! répliqua Silvara avec passion. J’ai fait assez de mal comme ça. Mais il fallait bien que je fasse quelque chose ! Je ne pouvais plus vivre ainsi dans un monde où souffrent tant d’innocents ! Je croyais pouvoir me rendre utile, alors j’ai pris l’apparence d’une elfe sauvage. Puis j’ai fait ce qui était en mon pouvoir pour empêcher qu’éclate la guerre entre les elfes, mais la situation s’est gâtée. C’est alors que vous êtes arrivés. Je vous ai vus menacés d’un danger bien plus redoutable que vous l’imaginiez, car vous étiez en possession de…